L'inconnu de l'Élysée
rare, concernant Jacques Chirac – qu'il a joué un rôle décisif dans la sortie de la crise sociale en tenant lieu de « mécanicien » à Pompidou dans la négociation et la conclusion des accords de Grenelle.
« Vous avez joué un rôle très important en Mai 1968… »
Comme à son habitude, le président conteste la prééminence de son rôle et minimise son action en affirmant que tout cela était dû « au hasard ».
« En tant que secrétaire d'État à l'Emploi, j'avais noué des relations amicales avec les syndicats…
– Vous aviez reçu pour instruction de nouer ces liens avec les syndicats ?
– Absolument. Mais je n'avais pas eu besoin de me forcer. Il y avait Georges Séguy à la CGT ; il y avait mon ami André Bergeron, avec qui j'étais très lié, à FO ; et Eugène Descamps à la CFDT. Surtout, il y avait au CNPF un homme important, François Ceyrac, un ami intime de ma famille. Il était en charge des questions économiques au CNPF et exerçait déjà une forte influence dans ces milieux. Un jour d'avril 1968, il vient me voir rue de Tilsitt : “Écoute, me dit-il, je veux que tu sois le premier prévenu, je dois m'absenter pour aller me faire opérer…” Et je l'entends encore me dire : “Il ne peut rien se passer sur le plan social jusqu'à la rentrée, je vais donc partir pour trois semaines…” Peu après, c'était le 13 mai, la grève générale !…
« Le rôle modeste que j'ai eu fut un rôle de lien entre Pompidou et les dirigeants syndicaux que je vous ai cités…
– Vous avez oublié Henri Krasucki…
– En effet, c'était un homme très affable. Avec lui nous avions des rendez-vous spéciaux…
– Vous usiez avec lui du pseudonyme de “Walter”…
– Je m'étais beaucoup investi dans les relations syndicales… Krasucki me donnait des rendez-vous dans des endroits pas possibles : square d'Anvers, du côté de Pigalle… Je rendais compte à Pompidou de ce que je faisais et il m'avait recommandé de bien veiller à ne pas me faire prendre en otage : “Je ne doute pas que vous arriveriez à vous en sortir, mais, pour le gouvernement, ce serait quelque chose d'épouvantable ; donc, faites en sorte que ça ne tourne pas comme cela, je vous fais confiance…” Le coup suivant, j'avais rendez-vous du côté de Pigalle et j'y suis parti armé d'un revolver. Au moins, s'il se passait quelque chose d'inopportun, serais-je à même de me défendre. Inutile de vous dire que je n'ai pas eu à m'en servir… J'ai emporté mon revolver à deux ou trois reprises… Tout cela a aujourd'hui un air un peu ridicule, naturellement. »
Le président s'était montré plus loquace autrefois face à Philippe Alexandre avec qui il était en très bons termes, le journaliste lui ayant été envoyé par Marcel Dassault pour travailler à L'Essor du Limousin , c'est-à-dire pour l'aider, lui, Chirac, à remporter les élections de 1967. Dans L'Élysée en péril 15 , Philippe Alexandre raconte.
« Il glisse son revolver dans sa poche. Il convoque l'officier de police chargé de sa protection et un membre de son cabinet. Il leur dit : “J'ai un rendez-vous dans le quartier le plus mal fréquenté. Je n'ai pas confiance. Vous allez m'accompagner.”
« La Peugeot noire arrive au coin de la rue indiquée. Chirac montre une maison grise devant laquelle deux costauds font les cent pas. Il dit à ses anges gardiens : “C'est ici. Au troisième étage. Si, dans trois quarts d'heure, vous ne m'avez pas vu revenir, montez. Avec vos armes.” Il hésite une dernière fois : “Dans trois quarts d'heure. Compris ?”
« Il descend, franchit à pied les cent derniers mètres. La crosse du revolver lui griffe la poitrine. Il s'approche des deux gorilles et prononce à mi-voix son nom de code ; on lui répond : “Très bien. Suivez-nous.”
« Derrière ses guides, Chirac monte l'escalier plein d'odeur de friture et de bruits de radio. Au troisième étage, une porte s'ouvre. Le secrétaire d'État se retrouve dans une petite chambre : un lit, une table ; un soutien-gorge traîne sur une chaise, mais il n'y a pas de femme ; seulement trois hommes, dont deux dirigeants connus de la CGT. Jacques Chirac s'assied sur la chaise qu'on lui tend. Les battements de son cœur retrouvent leur rythme habituel.
« Au bout de la rue, dans une Peugeot, un officier de police en civil regarde sa montre. Fin de l'intermède : la grande négociation entre le gouvernement
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