L'inconnu de l'Élysée
évoquer la souffrance qu'il ressent à l'évocation de ces années passées auprès de ce « père » :
« … Songeant à ces années riches et pleines que j'ai vécues, qui sont mon passé, passé que d'ordinaire je tiens scellé malgré les sollicitations des captateurs de confidences, je ressens la dureté des choses mortes, les solitudes que la vie amoncelle, le poids d'avoir à faire tout seul face à sa destinée. Il est doux d'être guidé, de recevoir l'impulsion et l'élan, de se reposer sur l'expérience et l'amitié. J'ai eu cette chance pendant dix ans. Elle m'a enrichi et révélé à moi-même, et je ne serais pas tout à fait celui que je suis si la vie ne m'avait pas réservé la grâce de cette rencontre […]. Mais il reste l'héritage à assumer. »
Ces mots, écrits quatre ans après la mort de Georges Pompidou, montrent assez que Jacques Chirac se considérait bien comme le fils spirituel, comme l'héritier du président disparu. Avait-il raison de le faire ? Pompidou lui-même le considérait-il comme tel ?
De nombreux signes vont dans ce sens. Ainsi Claude Pompidou a raconté à Franz-Olivier Giesbert 2 : « De Chirac mon mari disait toujours : “C'est un type généreux, loyal, courageux. On peut lui demander n'importe quoi.” Mais il ajoutait aussitôt : “Il est si jeune… Il faut qu'il se forme.” Il pensait à lui pour la suite. Et après les élections de 1973, il m'a confié qu'il songeait sérieusement à lui pour Matignon. »
Jean Cau, dans Croquis de mémoire 3 , raconte un déjeuner en tête à tête avec Pompidou, juste après son élection :
« Qui allez-vous prendre comme Premier ministre ?
– Qui voulez-vous que je prenne ? Chaban !
– Chaban ? Mais c'est un gandin, un patron de salon de coiffure, un marchand de chaussures de luxe : “Et je vous assure que c'est du trente-sept qu'il vous faut, madame !” Un chef de rayon…
– Je sais, je sais, mais je n'ai personne d'autre. Il y aurait bien Chirac…Vous le connaissez ? Il y aurait Chirac, mais il est trop jeune… Et puis, les gaullistes, si je leur sortais Chirac… »
Dans L'Importune Vérité 4 , Raymond Marcellin écrit : « L'avancement est ainsi programmé : un grand ministère, puis le remplacement de Messmer comme Premier ministre pour être, le moment venu, candidat à la présidence de la République. La candidature de Jacques Chaban-Delmas pourrait difficilement être maintenue alors que Jacques Chirac, Premier ministre en exercice, poserait la sienne. Il est assez facile de deviner quel serait le choix de l'UDR. »
Bernadette Chirac n'a pas reçu les confidences de Georges Pompidou sur le destin qu'il prévoyait pour son « élève », mais elle fournit maints petits détails sur les liens qui unissaient son mari à l'homme de Montboudif, lui aussi descendant d'instituteurs laïcs : « Il l'appelait “mon bulldozer”. “Attention au bulldozer, ma petite fille, me disait-il. Résistez, sinon il vous écrasera !” Il fallait voir cette extraordinaire capacité de travail, il était sur tous les fronts en même temps. Pompidou savait qu'il pouvait compter sur lui jour et nuit. Il l'a lancé, il l'a formé et lui donnait des coups de règle sur les ongles quand c'était nécessaire. Il le changeait de ministère pour le tester, le former. Sa disparition tragique, prématurée, a été très dure. Mon mari en a pleuré. C'était trop tôt, trop tôt… Il nous aimait beaucoup, mais il n'y avait pas entre nous de familiarité. Il avait mis à juste titre une barrière entre ses collaborateurs et sa vie privée. Mais nous étions les seuls à être invités régulièrement à des séances de cinéma aux côtés de leurs copains, d'acteurs et d'artistes… »
Avant de questionner le président sur ses liens avec le successeur de De Gaulle à l'Élysée, j'avais lu avec grand intérêt le discours qu'il avait prononcé au Centre Pompidou, le 2 avril 2004, trente ans après la disparition de son « père spirituel », en s'adressant à Claude Pompidou. Il y brossait un portrait d'une grande sensibilité dont voici quelques extraits.
« Les images, intactes et fidèles, rebelles devant le temps qui fuit, surgissent, se pressent et se bousculent dans nos mémoires.
« Souvenir, sous le sourcil en bataille, de son regard qu'avec vous je revois si bien. Un regard pénétrant et scrutateur. Profondément bienveillant. Souvenir de son sourire. Ce sourire des yeux,
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