L’Inconnue de Birobidjan
marais de la Bidjan, la cérémonie clandestine.
Au fur et à mesure, T. C. devenait un autre homme. Un T. C. que je ne connaissais pas, ému, amusé, presque tendre. Il avait vu ce que jâavais vu : Marina Andreïeva Gousseïev faisant renaître son passé par sa magie de conteuse.
Lorsquâil frappa le sol du talon, comme Apron lâavait fait pour écraser le verre de la malchance, je ris.
â Pour un goy, vous ne vous débrouillez pas si mal !
â Al, vous auriez dû voir son visage quand elle me parlait ! Là , dans ce parloir de prison, on aurait cru queâ¦
Il ne trouva pas les mots. Inutile. Je comprenais.
Il avala une gorgée de bourbon et conclut abruptement :
â Quatre ou cinq jours après le mariage, ils se sont fait arrêter. Une foutue erreur dâApron. Trop confiant. Trop sûr de lui.
â Trop amoureux.
Il approuva dâun signe de tête. Il ôta ses lunettes. Hésita à reprendre son verre, préféra remettre ses lunettes. Retrouva sa voix sourde.
â Marina et Apron ont été transférés à Khabarovsk. Séparément. Marina nâa pas su ce quâApron devenait. Elle sâest retrouvée dans une cellule du NKVD. « Un mètre trente sur trois mètres. » Elle a eu le temps de mesurer. Ce genre de cellule sâappelle boks  : des murs peints en rouge, un seau puant, un banc pour dormir, pas de fenêtre, juste une lucarne à barreaux.
Marina y resta deux ou trois semaines. Peut-être plus dâun mois. Elle nâavait pas pu compter les jours. Dès son arrivée, on lui retira ses peignes, ses rares bijoux et tout ce qui pouvait aider au suicide : ceinture, lacets, jarretelles, élastique de sous-vêtements et même ses boutons de veste. Dès la première nuit, on vint la chercher pour un interrogatoire. Ils lâinterrogèrent debout jusquâà lâaube. Elle portait un pantalon au moment de son arrestation. Elle sâagrippait à ce pantalon et à sa culotte sans élastique qui glissaient sur ses cuisses. On lâinterrogea la nuit suivante et toutes les autres nuits. Les agents du NKVD lui répétaient sans fin les mêmes questions, auxquelles elle donnait sans fin les mêmes réponses. Le jour, dès quâelle sâendormait sur la planche de son boks un garde frappait à coups de matraque contre la porte pour la réveiller. Elle finit par être totalement désorientée. Elle oubliait de tenir ses vêtements, elle ânnonait des réponses aux questions quâelle connaissait par cÅur mais que plus personne ne lui posait. Elle oubliait de manger, et les gardes oubliaient de lui donner à boire.
â Et, tout dâun coup, plus personne nâest venu la chercher. On lâa laissée dormir. Elle sâest presque crue sauvée. Elle a trouvé la force de déchirer le bas de son pantalon pour sâen fabriquer une ceinture. Mais après deux jours elle a compris quâon lâoubliait. Les gardes ne lui adressaient plus la parole. Un matin ils lui donnaient un morceau de pain, ensuite pendant deux ou trois jours elle ne recevait plus ni nourriture ni eau. Elle frappait contre la porte de la cellule, appelait, hurlait. Pas de réponse. Personne nâentendait. Elle mâa dit : « Les humains, avant quâils deviennent des zeks, il faut les briser. »
« Un jour, ils lâont sortie de sa cellule pour la faire monter dans un camion avec dâautres prisonnières. Un amas de femmes comme elle, de tous âges et de tous milieux. La plupart venaient de lâautre côté de lâOural. Elles avaient voyagé pendant des semaines dans des conditions épouvantables, et beaucoup étaient malades, les yeux égarés de panique, couvertes de honte autant que de crasse. Depuis leur arrestation, pas une fois on ne les avait autorisées à se laver.
« On les a transportées dans un camp de travail, un lagpounkt . Le camp K428. à une grosse centaine de kilomètres au nord-est de Khabarovsk. En pleine taïga sibérienne. Lâentrée du camp se fait sous une grande bannière peinte aux couleurs de lâarc-en-ciel où il est écrit : Dâune poigne de fer, nous conduirons lâhumanité vers le bonheur . »
T. C. murmura que Marina était encore capable
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