L’Inconnue de Birobidjan
épaules trembler. Il sâaffala sur le canapé.
â Apparemment, elle sâest débrouillée pour changer dâatelier. Une histoire de spectacle pour les gardes. Elle mâa dit : « Heureusement que jâai pensé à ce spectacle avant de me transformer en squelette. Même les hommes les plus abrutis nâaiment pas voir des mortes debout. »
T. C. se tut. Sa bouche nâétait plus quâun fil. Je marmonnai :
â Je croyais que câétait fini. Que les nazis avaient atteint le fond et quâon nâentendrait plus de telles horreurs.
T. C. haussa les épaules avec un petit ricanement.
â Elle a vu ma tête. Que jâavais du mal à encaisser. Elle mâa demandé si jâétais juif. Je lui ai dit que je ne lâétais pas. Je lui ai demandé : « Pourquoi me posez-vous cette question ? » Elle mâa répondu : « Les Juifs ont appris à vivre avec ces choses-là . Mais Staline est plus malin quâHitler. Il a compris que les morts ne servent à rien. Câest inutile, un mort. Même un mort juif. Les cadavres ne charrient pas le charbon dans les mines et ne cousent pas dâuniformes. Et pourquoi nâexterminer que les Juifs quand tous les vivants peuvent être coupables de vivre ? Staline ne réduit pas les êtres en cendre et ne les transforment pas en savon. Il use. Il use les corps, lâintelligence, la volonté, lâamour⦠Vous savez quâun soir jâai dansé avec lui ? Pas seulement dansé, bien sûr. Il y a presque vingt ans de cela. Jâétais une si jeune fille ! Je nâavais pas de coquille pour me protéger. Cette soirée est toujours en moi, comme un poison. Pourtant, câest grâce à elle que jâai rencontré Michael. Que jâai aimé ces femmes du Birobidjan, si belles, si douces avec moi. Comment peut-on comprendre cela ? »
T. C. reprit son souffle, gonfla sa poitrine comme sâil voulait expulser un feu invisible. Nos regards finirent par se croiser. Il secoua imperceptiblement la tête.
â Je nâai pas répondu. Il nâexiste aucune réponse. Ce qui était épouvantable, câétait de la voir là , devant moi. Si belle, si⦠oui, si désirable. Une femme que lâon rêve de prendre dans ses bras. Et là , dâun coup, je nâosais même plus regarder ses mains. La chair de ses joues me faisait honte. Je voyais ce que ces types lui ont fait subir. Leurs doigts sur son corps, lâhumiliation, la haine, la destruction⦠De savoir à quel point on lâa souillée ne nous remplit pas seulement de honte, Al. Ãa nous détruit aussi.
à mon tour, je ne pouvais que me taire. T. C. poursuivit :
â Maintenant, on sait dâoù vient sa force, nâest-ce pas ? Elle a survécu. Ils ne lâont pas détruite. Pas vraiment. Ellemâa dit : « à Khabarovsk, quand ils mâont oubliée dans ma cellule, jâai cru devenir folle. Puis jâai compris quelque chose. Ce que je vivais, mon époux le vivait aussi. En pire. Pensez, un espion américain ! Chez nous, en Union soviétique ! Quâil ait sauvé des vies au Birobidjan, quâil ait soigné les vieux et les enfants, quâil ait fait le bien, personne ne sâen soucierait. Même des rats seraient mieux traités que lui. Alors jâai eu cette pensée : si je tenais, Michael tiendrait. Si je tenais, je le sauverais. Je nâai plus pensé quâà ça. Il serait vivant aussi longtemps que, moi, je tiendrais. Jâaurais presque crié de joie dâavoir eu cette pensée. Une coque très dure, merveilleuse, sâest formée au fond de moi. Un refuge hors dâatteinte des gardes et des autres zeks. Jây ai recueilli tout ce qui comptait pour moi, tout ce qui mâétait précieux. Le reste nâétait plus que de la chair sans âme. Marina Andreïeva Gousseïev était protégée dans cette coque indestructible. Et tant quâelle serait à lâabri, Michael le serait aussi. »
Le silence revint dans la pièce. Lâodeur dâalcool dans le verre de T. C. me donnait la nausée. Finalement, jâallai dans la cuisine me chercher un verre dâeau. à mon retour, T. C. était debout, le chapeau
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