L’Inconnue de Birobidjan
enfant. Deux mois plus tard, le NKVD lâa arrêté, avec Alter. Et maintenant, où sont-ils ? Vous ne le savez pas. Moi non plus. Mais je sais que Staline nâest pas devenu le sauveur des Juifs. Il a besoin des Juifs â non, il a besoin de lâargent de la « juiverie internationale »,comme ils disent â pour défendre la cause de Staline. Pas la nôtreâ¦
Il y eut un court silence glacé après les paroles de Kapler. Puis une voix dâhomme déclara :
â Lioussia a raison. On le sait. Mikhoëls sera président du Comité, mais ils ont déjà nommé Lozovski et Fefer pour le contrôler. Ils ont beau être juifs, ils courent faire leur rapport au NKVD chaque matin.
â Et alors ? Rien ne se fait sous le ciel du Petit Père des Peuples sans sa bénédiction. La belle nouvelle ! Je me fous des mouchards de Beria. Tout ce que tu viens de dire, Lioussia, Mikhoëls le sait. Et sûrement plus. Pourtant, il accepte la présidence du Comité. Et Ehrenbourg y va aussi. Il ose dire en public : « Je suis russe et, comme tous les Russes, je défends ma patrie. Mais les nazis mâont rappelé une autre chose : que ma mère sâappelait Hannah. Que je suis juif. Et que je le suis fièrement. » Câest comme sâil giflait à pleine main ceux qui ont fait tourner ces pétitions de merde lâan dernier⦠Câest déjà ça.
Marina se pétrifia. Elle comprenait enfin lâexpression ironique de Kapler et lâembarras des autres.
Ces « pétitions de merdeâ¦Â », elle les avait signées.
Des appels furieux à débarrasser le cinéma, le théâtre et la culture soviétique en général de la juiverie cosmopolite qui envahit lâart et corrompt les valeurs soviétiques â¦
Deux fois son nom était apparu au bas de ces appels à la haine. Noyé parmi des centaines dâautres. Mais ceux qui étaient là le savaient. Aucune chance quâils lâaient oublié.
Lioussia aussi était au courant. Impossible quâil en soit autrement. Le savait-il depuis leur premier baiser ?
Elle retourna dans la cuisine. Sâaffaira à des choses inutiles. Ses mains tremblaient. Ses gestes étaient aussi lents que si du plomb lui coulait dans les veines.
Finalement, elle nây tint plus. Elle quitta la cuisine, songea une seconde à rejoindre Kapler et ses compagnons. Elle nâosa pas, se glissa silencieusement dans la pièce des « répétitions ». Le froid la fit frissonner. Elle demeura dans la pénombre, sâenveloppa dâun des manteaux quâelle avait essayés en guise de costume et se blottit dans lâunique fauteuil du « décor ».
Que Kapler fût juif, elle ne lâignorait pas, évidemment. Elle lâavait toujours su. Quelle importance ? Quand ils sâétaient rencontrés sur le tournage de Kozintsev, elle avait oublié ces pétitions depuis longtemps. On signait parce quâil fallait signer. Comme on détestait les Juifs par habitude. Mais les Juifs, ce nâétait personne en particulier. Câétait seulement la fureur de voir des hommes et des femmes réussir là où lâon réussissait moins. De les voir puissants quand on ne lâétait pas. Pauvres quand on ne supportait plus de lâêtre.
Lâhomme devant lequel elle sâétait mise nue nâétait pas un Juif. Il était Alexeï Jakovlevitch Kapler. Celui dont elle désirait les caresses, le rire et la tendresse.
Mais Lioussia⦠Que pensait-il quand il la tenait dans ses bras, quand il la faisait travailler, quand ils piquaient leurs fous rires ? Se moquait-il vraiment quâelle ait signé ces pétitions ?
Le souvenir de toutes ces dernières semaines remonta vers elle tel un vent glacé. Dans lâobscurité gelée de la pièce, la honte lui tint chaud.
Lâappartement résonnait des éclats de voix. Elle connaissait ces réunions exaltées. Chacun cherchait à parler plus fort que son voisin. On sâinvectivait brutalement pour sâembrasser la minute suivante. On riait, on buvait. Dâhabitude, même si elle nâétait pas de celles qui pouvaient débattre sans fin, elle aimait ça. Dâune certaine manière, elle était comme eux.
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