L’Inconnue de Birobidjan
les cheveux. Kapler se réveilla.
Elle lui fit face, toute nue quâelle était. Il se redressa sur son coude, fixa sa silhouette découpée par la lumière dumatin. Il sourit, sans un mot. Elle tendit ses mains écorchées et déclara :
â Alexeï Jakovlevitch⦠Lioussia⦠Je voudrais pouvoir vous caresser, mais je nâai pas les mains pour le faire. Heureusement, jâai encore une bouche pour vous embrasser. Si vous le voulez bien.
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Ce fut ainsi quâils firent lâamour pour la première fois.
Kapler accueillit Marina dans son appartement de la rue Leisnoï. Avant la guerre, il le partageait avec un couple de décorateurs de la Mosfilm. Comme les autres, ils avaient quitté Moscou pour Alma Ata. Dans toutes les pièces, des croquis de mise en scène, des photos, des étagères de livres recouvraient les murs. Le mobilier hétéroclite et bizarre provenait des tournages.
Alexeï Jakovlevitch parvint à se procurer des antiseptiques et des crèmes pour soigner les mains de Marina. Les plaies furent longues à cicatriser. Il lui dénicha aussi des vêtements. Robes, pantalons, pulls, chemisiers, sous-vêtements, et même des bas, deux manteaux dâhiver et des bottes fourrées. Rien nâétait neuf, bien sûr, mais tout était de bonne qualité. Kapler expliqua ce miracle par le marché noir. Il connaissait beaucoup de femmes qui se débarrassaient volontiers de vieux vêtements pour quelques roubles avant de quitter Moscou. Ou de sâenrôler dans des bataillons féminins de défense.
En quelques jours, aussi bien quâaux hommes fraîchement instruits, on leur apprenait le maniement des fusils, des mitrailleuses et des postes de DCA. On leur fournissait des vareuses et des casques de soldats morts. Beaucoup se procuraient de grandes capes doublées sur lesquelles elles cousaient lâécusson rouge encerclé dâépis de blé de la Fédération soviétique de Russie. Souvent, à la place des casques, elles portaient un simple fichu noué sous le menton.
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Cette année, on ne vit pas venir lâautomne. Le vent dâouest, lourd de pluie, charriait le martèlement des canonset des chars. Plus personne ne croyait aux annonces officielles de la radio. Dans les queues interminables pour trouver de la nourriture sâéchangeaient les rumeurs les plus terrifiantes. Des femmes y lisaient les lettres reçues du front. Des chiffres stupéfiants passaient de lèvres en lèvres. Les Fritz nâétaient plus quâà cinquante kilomètres des faubourgs. Ils avaient pris Toula, encerclé six cent mille soldats de lâArmée rouge à Viazma, forçaient le passage au nord. Moscou allait être prise au piège, comme Leningrad ! Déjà , les Heinkel et les Messerschmitt sâavançaient moins loin au-dessus de la ville afin de mieux en pilonner les défenses.
La panique vidait les rues. Les gens fuyaient. Ils sâentassaient dans des trains, grimpaient sur les toits des autobus en partance. On en voyait dans les camions qui transportaient les blessés du front.
Un froid humide et le ciel immensément gris ajoutèrent à lâatmosphère morbide de la défaite qui envahissait tout. La pluie se mit à tomber sans discontinuer. La raspoutitza commença. Chemins et routes se transformèrent en torrents de boue. Les hommes sây enfonçaient jusquâaux genoux. Les chenilles des tanks disparaissaient jusquâaux moyeux. Camions et voitures nâavançaient plus. La guerre ralentit un peu, comme un forcené reprend son souffle.
Les théâtres étaient fermés. Certains, tel le vieux théâtre Vakhtangov, rue Arbat, avaient été à demi détruits. Une ou deux fois, Alexeï Jakovlevitch entraîna Marina au Théâtre dâart. Lâentrée en était protégée par un mur de sacs de sable. Quelques acteurs discutaient bruyamment dans le foyer. Il nâétait question que de la guerre et de la prochaine arrivée des Allemands.
Kapler sâénerva. Pourquoi voulaient-ils déjà être vaincus ?
De retour dans lâappartement de la rue Leisnoï, il débarrassa lâune des pièces inoccupées. Il la transforma en un décor succinct de La Punaise. Un peu cérémonieusement, il déposa le texte dans les
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