L’Inconnue de Birobidjan
choses-là sont faites pour ceux qui se quittent. Nous, noussommes les fils de la vie qui sâenlacent et se délacent. Rien ne peut nous séparer.
Câétait un jour de glace et de soleil. Il lui baisa les lèvres, lui fit promettre pour la centième fois de poser sa candidature au Théâtre dâart dès quâil rouvrirait ses portes. Il disparut dans la rue aveuglante de neige.
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Vivre seule dans lâappartement de la rue Leisnoï devint insupportable. Marina restait hébétée de solitude et de chagrin. La honte et le regret empoisonnaient sa peine. Une autre existence devait commencer.
à son tour, elle se présenta au commissariat à la guerre. Elle fut affectée à un atelier dâarmement, tout près du boulevard Grouzinski. Avant la guerre, on y produisait des robinets et des poignées de porte. Désormais, on y assemblait des grenades à main que les soldats du front appelaient des « saucisses ». Chaque journée de combat en dévorait des dizaine de milliers.
Seules les femmes travaillaient dans ces ateliers. Il en allait ainsi partout. Les hommes tuaient, mouraient ou soignaient leurs blessures avant de retourner se battre. Les femmes faisaient vivre le pays. Rien ne poussait sans elles. Pas un pain ne sortait dâun four sans quâelles lâaient pétri, pas une soupe nâétait versée sans quâelles aient cultivé, ramassé et tranché les choux et les pommes de terre. Elles produisaient tout, des millions de calots et de casques, les caresses aux enfants comme lâacier des tanks ou lâassemblage sophistiqué des nouveaux Mig.
La tâche de Marina fut dâabord des plus simples. Avec quatre autres ouvrières, elles disposaient les grenades dans les caissettes de transport. Chaque grenade pesait près de huit cents grammes. Le soir, elles en avaient soulevé plusieurs centaines. Elles ne sentaient plus leurs épaules. Les repas étaient avalés en vitesse dans la cantine de lâatelier. Cela permettait de rentrer à la tombée de la nuit et de sâeffondrer dans un sommeil épais jusquâà lâaube suivante.
Après quelques semaines, Marina obtint une chambre dans un appartement où logeaient des femmes de son atelier. Elle cessa de se réveiller le matin en songeant à Kapler.
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Presque un an après le commencement de la guerre, en mai 1942, le Théâtre dâart annonça sa réouverture pour la fin de lâété. Marina sâétait promis de tenir la promesse faite à Kapler. Elle demanda lâautorisation exceptionnelle de quitter lâatelier un peu plus tôt. Les journées étaient belles et longues. Elle marcha jusquâau théâtre. La première promenade quâelle sâoffrait depuis longtemps. Lorsquâelle pénétra dans le passage Kamergersky, des enfants jouaient à la guerre en criant le long de la belle et sobre façade blanche du théâtre. Elle poussa la porte rouge sang. Le cÅur battant, elle sâavança dans le hall décoré des portraits de Tchekhov et de Stanislavski que reliait lâemblème dâune mouette.
Timidement, elle frappa à la porte du secrétariat. Quand elle demanda à être reçue par le camarade directeur, la secrétaire la dévisagea. Elle devait avoir la soixantaine et son Åil de glace devait rarement se réchauffer. Marina nâaurait pas été surprise quâon la prie de revenir dans trois jours, dix jours ou jamais. Le nom du directeur brillait sur une grosse plaque de cuivre sur la porte de son bureau : Oleg Semionovitch Kamianov. Un nom juif. Un homme qui ne pouvait pas avoir ignoré, lui non plus, les pétitions antisémites.
Pourtant, non. Elle nâattendit pas plus dâun quart dâheure. Un petit homme chauve boudiné dans un costume à lâancienne et au regard doux grossi par des lunettes cerclées de métal surgit au côté de la secrétaire. Il tendit les bras.
â Camarade Gousseïeva !
Il sâadressa à elle comme à une vieille connaissance.
â Ne soyez pas surprise, Marina Andreïeva. Je vous attendais. Lioussia Kapler mâa tellement parlé de vous. Quel bonheur de vous voir de retour au bercail !
Kamianov ne fut pas seulement aimable et intarissable. Il rédigea une lettre très officielle.
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