L’Inconnue de Birobidjan
qui lâignoraient sont au courant, désormais.
â Câest difficile de le croire, pourtant, moi, je lâavais oublié.
â Oh, dans ce pays, il y a tant de papiers sur lesquels il faut inscrire son nom !
â Ne fais pas semblant, Lioussia. Je sais lire. Je savais ce que je signais. Je devais même être un peu dâaccord.
â à quoi bon revenir là -dessus ?
â Je veux que tu saches.
Dans la pénombre, elle devina son sourire.
â Marinotchka, mon cÅur⦠Seuls les très purs bolcheviks croient quâil est absolument nécessaire de tout savoir.
â Jâai eu peur, Lioussia. Jâavais peur dâavoir des problèmes pour travailler si je ne signais pas. Câétait déjà difficile sans ça.
â Je sais⦠On devrait aller dormir, je suis éreinté.
â Jâimagine ce quâils peuvent penser. Lâantisémite couchant avec Alexeï Jakovlevitch Kapler quand elle ne sait plus où trouver un toit.
â Kapler couche avec qui il veut. Tout Moscou sait ça ! Et tant mieux.
â Mais jâai lu les pétitions. Je savais ce quâelles signifiaient. Ãa ne mâa pas choquée. Je trouvais ça normal. Sans importance. Des choses quâon dit par réflexe. Quâon écoute sans broncher.
Il rit en se relevant. Un rire plus franc, cette fois. Il lâattira à lui.
â Ne tâen fais pas. Tu es mon antisémite préférée. à petites doses, ces saloperie ont du bon, tu sais. Sinon, comment se souviendrait-on quâon est juifs ? Quâon lâest éternellement, avant dâêtre né et après notre mort ? Câest une histoire trop ancienne pour quâon y échappe.
â Jâai pensé venir mâexcuser pendant quâils étaient tous là .
â Tu aurais pu. Je crois que ça leur aurait plu.
â Je nâen ai pas eu le courage. Leur air, quand je suis arrivée⦠Je nâai pas pu. Ce nâétait pas possible.
â Bien sûr. Et mets-toi ça en tête : je ne te demande pas dâexcuses, Marinotchka. Je sais qui tu es. Ãa me suffit.
Alexeï Jakovlevitch sâendormit comme une masse. Marina mit longtemps à trouver le sommeil. Elle ne cessait de repenser aux réponses que lui avait faites Lioussia. Plus elle y pensait, plus elle était certaine quâà leur rencontre il ignorait quâelle avait signé ces torchons antisémites. Il ne lâavait appris que ce soir. De la bouche de ceux qui étaient là .
Â
Au matin, dans la douceur du réveil, ils firent lâamour. Un désir et une tendresse qui ne semblaient pas différents de ce qui les avait noués pendant des semaines. Pourtant, Marina le devina : câétait là des caresses dâadieu.
Tôt ou tard, cela devait arriver. Elle le savait depuis leur premier baiser. Kapler était Kapler. Son besoin de liberté, son goût de la séduction lâemporteraient éternellement vers de nouvelles amantes. Kapler lui avait offert six mois de bonheur. Que cela sâachève ne pouvait être une surprise. Câétait déjà un immense cadeau de la vie.
Elle tenta de se persuader que la soirée de la veille et les pétitions antisémites nây étaient pour rien. Mais câétait un mensonge. Impossible de se raconter des histoires.
Leur séparation fut cependant douce et naturelle. Kapler se rendit au commissariat à la guerre. Là , on lâadressa à la rédaction de Kranaïa Zvezda , « LâÃtoile rouge  ». Ce journal de lâarmée était devenu le plus lu de lâURSS. On faisait la queue dans le gel le jour de sa parution. Ses articles étaient rédigés sur le front même. Les journalistes étaient des écrivains. Les plus célèbres dâentre eux étaient des Juifs, comme Vassili Grossman ou Ilya Ehrenbourg. Ils prenaient tous les risques pour montrer la guerre et lâhéroïsme des soldats soviétiques. Leurs reportages paraissaient peu censurés.
Kapler fut aussitôt envoyé sur la Volga. Il nâannonça la nouvelle à Marina que le matin de son départ. Il refusa quâelle lâaccompagne à la gare.
â Pas dâadieu ni dâau revoir pour nous, Marinotchka. Ces
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