L'inquisiteur
1
Le vieux cardinal Arnaud Novelli laissa aller sa tête au
creux de l’oreiller, croisa ses longs doigts maigres sur le drap et essaya d’imaginer
son corps défunt, tel qu’il serait dans quelques jours, mais un rayon de soleil
vint agacer ses paupières, et il ne put s’empêcher de sourire. Alors il
contempla la chambre du couvent de la Daurade que le chanoine avait fait aménager
pour son repos, et s’y découvrit tout soudain miraculeusement tranquille. Elle
lui avait déplu, au début de sa maladie, parce qu’elle était austère et presque
nue. Maintenant, il la trouvait parfaitement accordée à l’étrange simplicité d’âme
qui lui venait, en ce matin d’avril, dans ce dernier lit de sa vie. Elle
sentait bon le feu de chêne et l’herbe médicinale. Parfum d’enfance, qu’il
respira en un long soupir délicieux. Il eut envie de dire son bonheur tout neuf
à son neveu, assis à son chevet. Mais à quoi bon ? Jacques Novelli, dit le
Jeune, le regarderait respectueusement et ne comprendrait rien : son
intelligence était trop raide.
Le vieil Arnaud écouta les bruits du dehors : le grincement
des moulins, dans l’air limpide qui montait de la Garonne, les longs cris des
bateliers, un roulement de chariot sur le Pont Couvert. Une femme, au bord du
fleuve, appela clairement un autre Arnaud que lui, un enfant peut-être, ou un
amoureux : la voix était jeune. Le bonhomme, l’air émerveillé, pointa un
index tremblant vers la fenêtre. Jacques Novelli, qui n’avait rien entendu, s’en
alla tisonner les braises dans la cheminée, posa une bûche sur les chenets et
se redressa en époussetant sa longue robe de frère prêcheur. Il s’était sali. Il
en fut contrit. Arnaud Novelli eut un petit rire moqueur qui mouilla ses yeux. L’autre
lui demanda ce qui l’amusait ainsi.
— La vie est bonne, répondit le cardinal.
— Soyez béni, je sais que Dieu vous veut du bien.
— Tu ne sais rien du tout, fils.
Novelli le Jeune baissa la tête, joignit les mains et se mit
à prier, le dos délicieusement chauffé par le feu ranimé. Il n’avait guère aimé,
jusqu’à ces derniers temps, cet homme opulent et rusé dont la piété distraite l’exaspérait.
Il lui devait pourtant sa condition de frère prêcheur, et surtout sa charge de
Grand Inquisiteur de Toulouse, mais il était trop pudique, et surtout de foi
trop stricte pour avoir jamais songé à l’en remercier. Cependant, la maladie du
cardinal avait peu à peu ramolli sa rigueur. Depuis quelques jours, à chacune
de ses visites, il sentait grandir en lui une affection très indulgente pour ce
vieillard désarmé, à bout de vie ; les frasques passées du bonhomme ne l’offusquaient
plus, au contraire : son cœur s’en réchauffait joyeusement, quand il y
pensait. Mais rien ne trahissait sa tendresse. Novelli le Jeune ne savait pas
exprimer les sentiments ordinaires.
— Tes prières m’ennuient, fils, dit l’oncle. Laisse
Dieu à ses affaires et donne-moi plutôt de ce sucre que l’évêque Gui m’a fait
porter tantôt. Je ne l’ai pas encore goûté.
Jacques Novelli vint déposer quelques pincées de grains roux
dans la main du cardinal, le regarda malicieusement en perdre la moitié dans
ses draps et répondit, comme l’on parle à un enfant :
— Si je prie, mon père, c’est que je ne suis pas tout à
fait sûr de votre salut.
On entendit soudain d’inhabituelles cavalcades au bord de la
Garonne, des piaillements de femmes, des battements de volets et, très loin
dans le ciel bleu, un déferlement de cloches sonnantes. Jacques leva vivement
la tête, écouta. Le vieux cardinal, les yeux mi-clos, indifférent à la rumeur
fiévreuse du dehors, sourit comme un rêveur paisible. Sa longue main presque
transparente se mit à jouer avec la brume de poussière prise dans le rayon de
soleil qui traversait maintenant la chambre. La courtepointe, sur son lit, en
était tout illuminée. Il dit :
— Je ne crains ni n’espère rien, fils, je suis en paix.
Dieu sait que j’ai vécu en essayant à chaque pas de faire aussi peu de mal que
possible. Et sache qu’il n’est pas facile, pour un cardinal, de ne point faire
trop de mal. Nous effrayons beaucoup.
Jacques Novelli alla se pencher à l’étroite fenêtre. Il vit
le juif Ben Massip, sur le Pont Couvert, rabattre à la hâte le volet de son étal
et disparaître en claudiquant dans sa boutique branlante. Un homme, à la
lucarne d’un moulin, se mit à
Weitere Kostenlose Bücher