L'Insoumise du Roi-Soleil
Avais-je un autre programme ? Il me faudra attendre. Ce soir, le roi reçoit dans ses appartements. Même si je n’en ai pas envie, je devrai danser, jouer et me ruiner. Aurais-je, un instant, songé à me remettre de ces réjouissances ? Il y a encore le Grand Coucher dans la Chambre du roi.
« La course du soleil s’achève. Il ne reste que la nuit pour entreprendre. Ces quelques heures seront mises à profit par les oisifs de la cour pour espérer des jours meilleurs. Ils se réuniront d’abord pour disserter sur le jour passé. Ils compteront les victimes. Ils se féliciteront de ne pas en être. Puis, ils intrigueront.
« Le roi dort sur ses deux oreilles. Depuis le mois de mai dernier, la cour est installée à Versailles. C’est le lieu central du pouvoir. On ne peut qu’y être. Ainsi, tout et tous sont à portée de sa main. Le roi peut dormir, oui. Aucun risque de fronde. Ses espions sont à l’affût. Les secrets chuchotés par ses courtisans affamés de gloire et d’envie seront transmis à cet officier de police, M. de La Reynie, dont je te disais voilà quelque temps tout le mal qu’il fit à madame de Montespan dans la triste Affaire des Poisons. Depuis, son ardeur à faire le mal n’a pas fléchi. Ce scribe inquisiteur consignera le nom de ceux qui veulent plaire jusqu’à la bassesse. Il notera aussi ceux qui se plaignent. Le protocole du lendemain lissera ces extrêmes. Le roi a décidé que, sous son règne, seules les fontaines pouvaient se faire entendre.
« Un jour, le roi fit produire à Versailles des fêtes dont la renommée a décidé de son règne. C’étaient les Plaisirs de l’île enchantée dont je t’ai déjà parlé et il n’y en eut jamais plus d’aussi grands. Il me revient, puisque j’y étais, l’émotion dont je fus saisi et que j’ai partagée avec toi en évoquant ces souvenirs.
« Le spectacle qu’il nous offrit aurait pu annoncer un règne audacieux d’une splendeur inégalée. En réalité, l’éblouissement fut en fait tel qu’il m’aveugla. Qui n’aurait pas tout donné pour suivre ce grand roi sur l’île d’Alcine ? Mais le piège s’est refermé. Je t’en ai parlé. Je t’ai mise en garde. Tu as vu ce qu’il en est de l’intolérance à propos des protestants. Dans ce château, dans ce Royaume, l’esprit s’est endormi. Peut-on s’évader de Versailles ? Quitter la cour à contrecœur, c’est abandonner son rang, s’exiler, car rien n’existe hors de ces lieux. Et c’est perdre tout espoir d’agir sur le cours des choses. Mais peut-on même servir le roi en restant à Versailles ? Je ne le crois plus.
« En commençant cette lettre, je parlais de faire appel à l’intelligence. Ne s’agit-il pas plutôt de s’appuyer sur la sagesse ? Les courtisans l’ont compris. C’est en se taisant qu’ils profitent, obtenant des faveurs, des grâces et des charges.
« Devrais-je agir de même pour le bien de ma très chère fille ? Tu me supplies de te conduire à Versailles. Tu as tant grandi. Non, tu es grande. Tu rêves de ces fêtes dont je t’ai hélas trop parlé. Tu souhaites exercer tes talents, et je te comprends. Tu veux danser, sourire, soupirer. Ce n’est pas moi qui peux t’en empêcher. Mais je viens de te décrire la réalité. Est-ce celle que tu espérais ? Est-ce ce que tu désires ? Et si tu cèdes à ton envie, au moins tu sauras ce que ton père en pense.
« Cette lettre te parviendra avant que je puisse t’embrasser. À mon retour, tu devras répondre à ma question : ne préfères-tu pas la vie simple et honnête de Saint Albert ? Et si je redoute ta réponse, je te supplie d’y réfléchir encore.
« Ton père qui t’aime,
Pierre de Montbellay, comte de Saint Albert. »
Cette lettre m’était parvenue le 5 octobre 1682.
Mon père ne m’imposait rien. Il me conseillait, comme à son habitude, d’oublier Versailles et, pour cela, sa critique se faisait dure. Dangereuse, avais-je pensé. Quelle mouche l’avait donc piqué ? Je me souviens combien son visage était sombre quand il revint à Saint Albert. Fallait-il accuser le voyage ou le froid vif que nous connaissions avant l’hiver ? Et maintenant, à peine quelques jours après l’arrivée de cette lettre qui m’avait inquiétée, nous étions dans la cuisine et mon père demandait à Berthe de me servir du vin. C’était donc si grave ?
— Bien plus que tu ne le crois. Te souviens-tu que mon pli était décacheté ?
Je n’y avais pas
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