L'Insoumise du Roi-Soleil

L’étiquette est si rigide qu’il est impossible de lever un bras de travers. Souhaite-t-on connaître les agissements du roi ? C’est simple. Ils ne varient pas. Et je ne trahis aucun secret en récitant la journée du Roi-Soleil : demain, comme tous les matins, il se lèvera à huit heures. Il se trouvera dans sa Chambre, et nulle part ailleurs. Profitons. Il reste une demi-heure de liberté avant de se présenter au spectacle du Grand Lever. Ce sera encore dans sa chambre. Et il faudra attendre, constater que le roi est bien portant avant de courir à son Cabinet dans l’espoir d’une audience particulière. Cette mise en scène n’est pas construite sur le hasard. Chacun y a sa place, comme dans le théâtre de Molière. Tous les acteurs doivent être présents. Le roi y veillera. Manque-t-il un seigneur ? Il faut une explication. Disgrâce ou maladie ? Il suffit de reculer d’un rang pour qu’un destin chavire. Les commérages vont bon train. Ainsi, tous s’observent, se comptent, se haïssent. L’étiquette est en action. Le roi en détient la clef.
    « En fin de matinée, on se retrouvera à la Chapelle. On y entendra la messe. Un regard suffit pour juger qui est en cour ou ne l’est pas. Chaque place est fixée. Et personne ne voudra céder la sienne. S’échapper à Versailles ? Il faudrait pour cela disposer d’une minute à soi. Mais ce n’est pas le moment de relâcher son attention. Le roi tient Conseil. Un cas se juge, un sort se joue. La cour patiente, le roi, lui, n’attend pas. Il dirige l’étiquette. Elle est un instrument, un baromètre, une pendule. Elle ne varie jamais. Le roi règne et attend que les choses se déroulent selon l’ordre établi. Prendra-t-il une décision ? Il verra... L’étiquette lui dérobe trop de temps. Voyez comme l’heure tourne. Il est déjà treize heures, dîner au Petit Couvert. Il se tient dans sa Chambre. Le monde tourne autour d’un soleil qui ne bouge pas. L’immuable cérémonie se poursuit. On ira dans le parc. Le roi décidera de son protocole. Il accordera alors le plaisir de la promenade. La liste est précise. Un nom manque. Son titulaire songe à se suicider. Voyez comme il est important de se faire expliquer ces nouveaux parterres de fleurs, ce bassin d’où jaillit un puissant jet d’eau. Saviez-vous que cette eau, précisément, manque cruellement au marais de Versailles ? Un jardinier joue le chef d’orchestre. Le roi et la cour arrivent à proximité. Le jardinier sifflera discrètement pour qu’on active les pompes. L’eau surgira. L’étiquette exige que l’on s’émerveille. Mais déjà, le roi et sa cour tournent le dos. Aussitôt, le jardinier lance un autre signal. Le roi a décidé que le chemin à suivre le conduira au bosquet de l’Étoile. Il n’y a aucune surprise. Si l’on passe par l’Allée du Roi, un autre jardinier poussera de la voix. L’eau, qui ne coule plus là-bas, sera dirigée vers la fontaine où s’approche le roi. Tout est prévu, mais chacun feindra l’étonnement. Vient alors le moment de la collation. Vers qui le Lion tournera-t-il un regard ? Qui sera convié à s’approcher de lui pour recueillir en retour une phrase, un mot, un rugissement, un coup de griffe, parfois rien ? L’ambition est en action. Nul besoin de la codifier. L’ambition est la clef de l’étiquette et le Maître sait comment la faire tourner.
    « La chasse est aussi un excellent moyen d’attiser les convoitises. Qui sera de ce plaisir ? L’étiquette nourrit l’humeur de son Inventeur. Un grain de sable s’est glissé dans la serrure qui donnait droit à ce petit marquis de participer de très loin à la Chasse royale. Aujourd’hui, il est écarté. Que chacun retienne la leçon : aucune place n’est acquise. Celui-ci en prenait trop. Voilà de quoi freiner son ambition. Par la même occasion, cet autre marquis voit sa jalousie récompensée. Il mourait d’envie d’être de la chasse. Qu’il profite, glisse un habitué à l’oreille d’un courtisan. Son tour est venu, son exil suivra. Un jour, peut-être, votre oisiveté sera récompensée.
    « Veux-tu connaître la suite de cette morne aventure ? Comme ces oisifs dont je parlais, j’irai au fil du jour du Grand Appartement du roi à la Salle de Comédie. Et il en sera ainsi aujourd’hui comme demain. Fort tard, mais à une heure précise, je serai peut-être convié dans l’Antichambre du Grand Couvert pour assister au souper de Sa Majesté.