L'Insoumise du Roi-Soleil
l’automne et le printemps mêlaient jusqu’alors leurs talents. C’était le temps de l’Eden. Avant, je vivais paisiblement, à mi-chemin de l’enfance et du monde adulte et, comme l’oranger, je profitais des deux pour m’épanouir. J’avançais sereinement et jouissais des bienfaits d’un monde heureux, baignant encore dans la jouvence de mon pays. Nous étions bien. Nous étions loin de tout et proches de la sagesse. Et tout est arrivé. L’âge d’or, j’en parlais, a pris fin pour une lettre de mon père dont le seul dessein était de défendre ses idées, et qui m’était adressée.
Quis nominor leo 17 .
Le comte de Montbellay débutait ainsi son courrier.
Le lion devait-il imposer sa loi par la force au seul fait qu’il était le plus puissant des animaux ?
En y adjoignant une gravure, cet adage aurait pu être le point de départ d’un emblème. Jean de La Fontaine avait soutenu les mêmes thèses dans ses fables, mais le protégé de madame de Montespan craignait moins l’ire du roi. À l’inverse, mon père avait commis un assaut de trop. Je reproduis, ci-dessous, une copie exacte de sa lettre. Pas un mot n’a été changé. Ainsi, chacun jugera, en son âme et conscience, du crime dont fut accusé cet esprit éclairé et visionnaire.
« Versailles, dernier jour de septembre de l’an 1682.
« Ma fille adorée,
« L’étiquette impose à l’honnête homme d’user de son intelligence. La règle édictée par le roi exige même de ne rien en cacher. J’ai cherché une définition de l’intelligence : raisonner, en faisant appel à l’instruction et au talent qui distingue l’honnête homme, en est une. J’en déduis que porter un jugement est une activité qui plaît à l’intelligence. En toute logique, en exerçant ma critique à propos du code et des usages qui forment l’étiquette, je m’en tiens à son application exacte. Le roi me tiendrait-il rigueur de respecter à la lettre la conduite qu’il dicte aux sujets de son royaume ? La sagesse me souffle qu’il est préférable de ne pas lui poser la question. Gardons ce qui suit pour nous-mêmes. Et que ces lignes nous aident à forger une saine opinion. Les mots appartiennent à l’esprit. Ils seront notre part du lion. Au moins, cela, on ne pourra pas nous le prendre.
« À propos de l’étiquette, je ne m’attarderai pas sur la complexité des règles qui devraient régler notre conduite. Pour en connaître l’extrême sinuosité – pour ne pas écrire, le caractère précieux et parfois ridicule – il existe l’œuvre du chevalier de Méré. Dedans, on y apprend par cœur ce qu’il convient de faire, de dire, et tout aussi exactement l’inverse, avant de se présenter à la cour. Ces livres prennent la poussière dans la bibliothèque du château de Saint Albert. Je les conseille pour les mornes soirées d’hiver.
« L’intelligence s’apprend-elle dans un livre ? J’en doute. Qu’il faille saluer un duc avant un prince n’est pas, pour moi, une marque d’esprit. De plus, ce n’est pas la question que je veux étudier. Ce qui parle à mon intelligence, et me semble digne d’une conversation, est plutôt ceci. Le code qui régit notre société a pris une tournure inquiétante. Ce n’est plus un moyen de libérer l’esprit, mais de l’encadrer. L’intelligence peut-elle s’épanouir dans un pilori ? Cette fois, je ne doute plus.
« Pourtant, c’est le chef de la noblesse, le roi lui-même, qui nous impose cette loi dont les effets sont désastreux. Je vais quitter Versailles. Je n’ai jamais été aussi heureux de retrouver le havre de Saint Albert. On s’y amuse moins richement, mais à foison. Il n’y a ni censure ni gêne. Les heures passent sans désagrément et sans la moindre contrainte. Versailles ? Pas un pas au cours du jour ne peut aller de lui-même. Chaque heure est cadencée par le roi. Il en impose les règles, les interdits, les dérogations et même les exceptions. Et je crois savoir pourquoi.
« L’étiquette n’est plus un moyen de distinguer l’honnête homme du vulgaire, mais l’instrument d’un règne qui entend ne plus en distinguer aucun. Ce crime est aussi grave que celui que commet l’accusateur. Je risque gros à en parler. Mais je veux, une dernière fois, que tu entendes mes idées.
« L’étiquette maintient la noblesse sous le joug d’un roi qui veille sur tous ses sujets. Peut-on s’évader à Versailles ? Y penser est déjà une faute.
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