Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
suivant les circonstances. Il partit sans dire adieu au vieillard, car pendant le voyage il s’était si bien accoutumé à ses manières bizarres, qu’il savait que toute tentative pour distraire son attention serait inutile dans un moment où il semblait si profondément occupé de ses pensées.
Du haut de l’escalier où Lionel s’arrêta, il vit Mrs Lechmere, précédée de Job portant une lanterne, s’avancer vers la porte d’un pas plus ferme qu’il ne l’aurait espéré, et il entendit Abigaïl ordonner à son fils d’éclairer cette dame jusqu’à une certaine distance, où il paraît qu’une voiture l’attendait. Lorsqu’elle fut sur le seuil de la porte, sa tante se retourna, et la lumière de la chandelle que tenait Abigaïl lui tombant sur le visage, Lionel vit que son œil dur et glacial avait repris son expression ordinaire, quoiqu’un peu adoucie par un air plus pensif que de coutume.
– Que la scène qui vient de se passer soit oubliée, ma bonne Abigaïl, lui dit-elle ; l’homme qui loge chez vous est un être ignoré qui a ramassé quelques sots contes, et qui veut en profiter pour s’enrichir aux dépens de notre crédulité. J’y réfléchirai davantage ; mais n’ayez plus aucune communication avec lui. Il faut que je vous fasse changer de demeure, ma bonne femme ; cette habitation est indigne de vous et de votre fils ; il faut que je vous voie mieux logée, ma bonne Abigaïl ; oui, il le faut.
Lionel vit Abigaïl Pray tressaillir tandis que Mrs Lechmere lui parlait de Ralph comme d’un être suspect ; mais, sans répondre un seul mot, Abigaïl ouvrit la porte pour la laisser sortir. Dès qu’il eut vu sa tante partir, Lionel se hâta de descendre, et se présenta devant la vieille femme, qui parut fort surprise de le revoir.
– Quand je vous aurai dit que j’ai entendu tout ce qui s’est passé chez vous ce soir, lui dit-il, vous sentirez qu’il est inutile de chercher à rien me cacher. Je vous demande donc de me faire connaître entièrement vos secrets, du moins en ce qui me concerne, moi et les miens.
– Non ! non ! s’écria Abigaïl épouvantée ; non ! major Lincoln, pour l’amour de Dieu, ne me le demandez pas ! J’ai juré de garder ce secret, j’ai fait un serment… Elle ne prononça plus que quelques mots entrecoupés, que son émotion rendait inintelligibles.
Lionel regretta sa violence, et rougissant de chercher à arracher un aveu à une femme, il essaya de la tranquilliser en lui promettant de ne lui demander aucune information quant à présent.
– Partez ! partez ! lui dit-elle en lui faisant signe de la main de se retirer, et mon agitation se calmera. Retirez-vous ! laissez-moi seule avec Dieu et ce terrible vieillard !
Il avait peine à la quitter dans l’état où il la voyait ; mais Job rentrant en ce moment, il l’abandonna sans crainte à ses soins, et se retira.
En retournant dans Tremont-Street, le major Lincoln ne cessa de réfléchir sur tout ce qu’il avait vu et entendu ; il se rappela les discours par lesquels Ralph, pendant leur traversée, lui avait inspiré un si puissant intérêt, et il crut y trouver une garantie que ce vieillard connaissait véritablement quelque grande faute dont Mrs Lechmere avait semblé se reconnaître coupable par son trouble et son agitation. De l’aïeule ses pensées passèrent à son aimable petite-fille, et il se sentit fort embarrassé pour expliquer la manière contradictoire dont elle agissait envers lui. Tantôt elle était franche, animée, affectueuse ; tantôt, comme dans la courte entrevue qu’il venait d’avoir avec elle quelques heures auparavant, elle avait l’air froid, contraint et même repoussant. Il songea ensuite au motif qui l’avait déterminé à rejoindre son régiment dans son pays natal, et ce souvenir fut accompagné de cette mélancolie accablante que de pareilles réflexions ne manquaient jamais de répandre sur des traits brillants d’intelligence.
En arrivant chez Mrs Lechmere, il s’assura qu’elle était rentrée sans accident, et elle s’était retirée dans son appartement avec ses aimables nièces. Lionel suivit leur exemple sur-le-champ, et à la fatigue de cette journée laborieuse et mémorable succéda un sommeil si profond, qu’on aurait pu le comparer à l’oubli de la mort.
CHAPITRE XIII
Travaille, esprit du mal ! te voilà maintenant sur pied ; prends la direction que tu voudras.
SHAKESPEARE.
L’alarme
Weitere Kostenlose Bücher