L'oeil de Dieu
Kathryn vit le simulateur couper vivement la bourse de l’un des badauds, tandis que les autres mendiants s’égaillaient dans la foule, qui pour prendre une besace, qui pour vider une poche.
— C’est assez ! lança Kathryn en avançant.
Le simulateur et ses complices disparurent à la hâte, et Kathryn se fraya un chemin dans la foule pour s’agenouiller auprès de l’homme qui se contorsionnait toujours. Il avait les bras et les jambes agités de soubresauts, ses yeux roulaient, exorbités, et de sa bouche s’écoulait une bave épaisse, semblable à de l’écume.
— C’est une attaque de mal ! cria un badaud.
— Pas du tout ! L’homme est en aussi bonne santé que vous et moi, répliqua Kathryn.
Soudain elle frappa le mendiant au visage. Ses contorsions s’arrêtèrent, il cessa de gémir, et de surprise ouvrit grand la bouche. Kathryn y plongea les doigts. L’homme tenta de résister, mais Kathryn lui pinça les narines, puis elle sortit de sa bouche quelque chose de blanc qu’elle montra à la foule.
— Vous voyez, cria-t-elle, c’est un morceau de savon ! Cet homme est un simulateur, et ceux qui l’escortent sont des voleurs.
Kathryn jeta le morceau de savon sur le sol. Les gardes du marché s’emparèrent du mendiant encore mal revenu de sa surprise, tandis que les badauds faisaient le compte de ce qui leur avait été dérobé.
Kathryn reprit alors sa route pour tourner dans Ottemelle Lane, et là, elle faillit se cogner à la veuve Gumple, la corpulente matrone qui régnait avec arrogance sur le conseil de la paroisse de Sainte-Mildred.
Ces dernières semaines, la Gumple avait témoigné beaucoup de déférence à Kathryn. Le visage blafard et boursouflé de la veuve s’éclaira d’un sourire soumis.
— Pardonnez-moi, Maîtresse, fit-elle, haletante, je suis désolée.
— Bonjour, Veuve Gumple. Votre santé est-elle bonne ?
— Très bonne, oui, murmura la femme.
Son visage s’empourpra. Elle releva l’ourlet de sa robe et passa rapidement son chemin.
Kathryn la regarda s’éloigner.
— Au nom du Ciel, qu’est-ce qui tourmente cette femme ? souffla-t-elle.
Thomasina dissimula un sourire. Elle garderait son secret, et la veuve Gumple resterait à sa place. Elle n’enverrait plus de méchantes missives anonymes sur les agissements d’Alexander Wyville.
Kathryn levait un sourcil étonné quand elle sursauta de surprise sans chercher à masquer sa contrariété : un homme jeune avec des cheveux blonds frisés et un visage gras et luisant de transpiration venait de surgir d’un renfoncement de porte.
— Bonjour, Maîtresse Swinbrooke.
C’était le clerc Goldere, et il poursuivait Kathryn de ses assiduités. Aujourd’hui, il était plus ridicule encore qu’à l’ordinaire avec son justaucorps brun très ajusté, ses bas jaunes et ses souliers pointus.
— Vous portez-vous bien, Maître Goldere ? demanda Kathryn.
L’homme cligna ses yeux larmoyants et porta la main à sa braguette.
— Je souffre d’un léger mal, Maîtresse, une démangeaison…
Kathryn poussa un soupir agacé. Goldere se plaignait toujours. Sans l’écouter davantage, elle passa son chemin.
— Allez voir votre médecin, murmura-t-elle.
Goldere aurait certainement tenté de l’importuner encore, mais comme il pivotait pour lui emboîter le pas, Thomasina le bouscula et l’envoya voler de l’autre côté de la rue. Avant qu’il eût repris ses esprits, Kathryn, sa servante et Wuf s’étaient engouffrés dans la maison.
Le clerc se grattait le crâne quand le visage de Wuf apparut par la porte, et l’enfant tendit la main en un geste obscène. Il aurait recommencé sans Kathryn qui le saisit par la peau du cou pour le tirer à l’intérieur de la maison.
— Ne fais pas cela, siffla-t-elle, Goldere mérite notre pitié, pas des insultes.
Wuf se libéra de la poigne de Kathryn et s’enfuit dans le jardin en hurlant de rire. Au passage, il bouscula Agnes, la fille de cuisine, qui arrivait tout excitée pour annoncer que des visiteurs attendaient Kathryn. Celle-ci lui tendit son manteau avant d’entrer dans la salle paisible dont les grandes fenêtres donnaient sur la rue. Elle promena son regard sur les étagères et les placards, contre les murs. Tout était vide et poussiéreux, songea-t-elle… comme ses rêves de jadis, lorsque Alexander Wyville, apothicaire bien fait de sa personne, lui faisait la cour. Ils avaient projeté de faire de cette pièce
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