L'Ombre du Prince
passée, Neb-Amon avait cru ne pas pouvoir le sauver.
Il dormait, à présent, plus paisiblement.
Certes la fièvre tombait, mais le médecin craignait des résurgences de coliques
car l’enfant vomissait encore et il fallait lui faire absorber les remèdes par
une éponge que l’on pressait entre ses lèvres.
Neb-Amon se pencha sur le front humide et
chaud du garçonnet et l’embrassa doucement.
— Guéris, mon fils, murmura-t-il, guéris.
Puis, posant délicatement la main sur le buste
amaigri de Rekmirê, il le regarda une dernière fois et sortit de la pièce.
Il passa dans la grande salle qui servait de
pharmacopée où les étagères s’alignaient, supportant les fioles d’huile de lin,
les pots de gentiane, de coloquinte, de cardamone, ceux plus petits de ciguë, d’extrait
de fleurs de pavot et de racines de bryone qui, en doses mal maîtrisées,
constituaient des poisons violents et mortels. Enfin venaient les sucs de
lierre, les extraits de mélilot, les poudres de mandragore, d’armoise et d’hellébore.
Neb-Amon remplit les deux sacoches qu’il emportait pour sa tournée extérieure.
Il savait qu’à son retour, quand les rayons solaires tomberaient sur la terre
malade et asséchée, il ne pourrait se féliciter que de quelques guérisons.
Penché sur le corps gisant d’un homme qu’il
tentait de soulager par l’administration de ses remèdes inefficaces pour le
tirer d’affaire, Neb-Amon ne vit pas arriver Nedjar.
La rue était longue, étroite, nauséabonde tant
les excréments des corps jonchaient le sol. Menant directement au port de
Thèbes par l’intérieur de la ville et descendant abruptement le long de deux
rangées d’acacias complètement desséchés, elle ressemblait plus à un lieu de
déjections publiques qu’à un site clair, spacieux et ombragé qu’elle était
encore quelque temps auparavant.
Depuis que les greniers à blé du temple de
Karnak et ceux de la pharaonne avaient été ouverts au peuple, les survivants
avaient réintégré leurs maisons.
Mais cela n’empêchait pas que, de toutes parts,
on entendait gémir, pleurer, se lamenter. Les maisons étaient fermées et
parfois, d’un geste à demi inconscient, un homme ou une femme jetait au-dehors
un malade qu’on ne pouvait soigner et prendre en charge.
Depuis l’aube, une centaine de corps avait
déjà été ramassés sur les bords du chemin par les préposés habituellement
affectés au curage des canaux. Casques fermés sur leurs visages d’où ne
sortaient que des yeux apeurés, leurs épaisses cuirasses en peau d’hippopotame
les calfeutrant des épaules aux genoux, ils raclaient les corps sur le sol avec
de grandes pelles en bois et les enfouissaient dans un énorme silo qu’ils
saupoudraient abondamment de sel de natron.
Les milliers de corps ainsi ramassés étaient
enterrés ensuite dans de gigantesques fosses creusées aux abords du désert et
aussitôt refermées, ce qu’on ne faisait plus depuis que la famine s’était
répandue avec une trop grande ampleur.
Pour se préserver, Neb-Amon n’avait qu’un
léger linge sur la bouche qu’il remontait de temps à autre sur le nez. Immunisé
de toute façon par l’absorption d’un remède qu’il s’était lui-même composé –
identique d’ailleurs à celui qu’il avait donné à Séchât avant de quitter Bouhen –
le médecin s’acharnait à sauver les pauvres hères qui n’étaient pas encore
morts.
Plus souvent qu’il ne l’aurait voulu, il leur
faisait absorber un peu de bryone afin que le mourant accède à quelque
soulagement avant de quitter la terre des vivants.
Quand il eut parcouru la rue pestilentielle d’où
se dégageait une odeur de décomposition humaine, il sentit la fatigue envahir
son corps. Mais, son travail n’était effectué qu’à demi et il devait, à
présent, pénétrer dans les demeures pour y soigner ceux qui pouvaient encore
être sauvés.
Ce n’est vraiment qu’en se relevant qu’il
aperçut Nedjar. Il tira brusquement le linge qui recouvrait son visage et,
inquiet, regarda son serviteur.
Nedjar avait pris son air impénétrable et Neb-Amon
crut, tout à coup, qu’il était arrivé un malheur à son fils.
— Rekmirê ! murmura-t-il d’une voix
éteinte.
— Non, l’état de votre fils n’est pas
plus alarmant.
C’est alors qu’il vit le prêtre du temple d’Amon,
debout, courbé, mal à l’aise, éloigné de Nedjar. Celui-ci avait enroulé un
grand linge autour de
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