L'ombre du vent
cru, réduisant la vie à des
miettes et à une attente sans but. Nous trouvâmes une table près de la porte du
café, et Fermín se mit en devoir de régler leur compte aux deux sandwiches, le
sien et le mien, à un demi de bière, deux tablettes de chocolat et un triple
rhum. Pour dessert, il s'envoya un Sugus. A la table voisine, un homme
observait discrètement Fermín par-dessus son journal, en se posant probablement
la même question que moi.
– Je me demande où vous casez tout ça, Fermín.
– Dans ma famille, on a toujours eu le métabolisme
rapide. Ma sœur Jesusa, qu'elle repose en paix, était capable d'engloutir pour
son goûter une omelette de six œufs au boudin et à l'ail doux, et de se
conduire ensuite au dîner comme un cosaque. On l'appelait « Pâté de
Foie » parce qu'elle avait l'haleine fétide. Elle était comme moi, vous
savez ? Même figure et même corps secs, en plus maigre. Un docteur de
Cáceres a dit un jour à ma mère que les Romero de Torres étaient le chaînon
manquant entre l'homme et le requin-marteau, parce que notre
organisme est constitué à quatre-vingt-dix pour cent de cartilage, concentré
majoritairement dans le nez et le pavillon auditif. Au village, on nous
confondait souvent, Jesusa et moi, parce que la môme n'a jamais réussi à avoir
de la poitrine et a commencé à se raser avant moi. Elle est morte de phtisie à
vingt-deux ans, vierge jusqu'à sa dernière heure et amoureuse en secret d'un
faux jeton de curé qui, quand il la croisait dans la rue, lui disait
toujours : « Bonjour, Fermín, te voilà devenu un vrai petit
homme. » Ironies de la vie.
– Est-ce qu'ils vous manquent ?
– Qui ? Ma famille ?
Fermín haussa les épaules en se perdant dans un sourire
nostalgique.
– Est-ce que je sais ? Peu de choses sont aussi
trompeuses que les souvenirs. Voyez le bon père... Et vous ? Est-ce que
votre mère vous manque ?
Je baissai les yeux.
– Beaucoup.
– Savez-vous le souvenir le plus fort que je garde de la
mienne ? demanda Fermín. Son odeur. Elle sentait toujours le propre, le
pain doux. Elle avait beau passer la journée à travailler aux champs et porter
les mêmes hardes toute la semaine... elle sentait tout ce qu'il y a de bon en
ce monde. Et pourtant, quelle brute ! Elle jurait comme un charretier,
mais elle embaumait comme la princesse des contes. Du moins, je la voyais
ainsi. Et vous ? Quel est le souvenir le plus fort que vous gardez de
votre mère, Daniel ?
J'hésitai un instant, pour rassembler les mots qui
s'étranglaient dans ma gorge.
– Aucun. Cela fait des années que je ne peux plus me
souvenir de ma mère. Ni de son visage, ni de sa voix, ni de son odeur. Ils ont
disparu le matin du jour où j'ai découvert Julián Carax et ne sont pas revenus.
Fermín m'observait en pesant prudemment sa réponse.
– Vous n'avez pas de portraits d'elle ?
– Je n'ai jamais voulu les regarder, dis-je.
– Pourquoi ?
Je n'avais raconté cela à personne, pas même à mon père
ni à mon ami Tomás.
– Parce que ça me fait peur. Ça me fait peur de chercher
un portrait de ma mère et de découvrir une étrangère. Cela va vous sembler
idiot.
Fermín fit signe que non.
– Et vous pensez que si vous réussissez à percer le
mystère de Julián Carax et à le sauver de l'oubli, le visage
de votre mère vous reviendra ?
Je le contemplai en silence. Il n'y avait ni ironie ni
jugement dans son regard. En cet instant, Fermín Romero de Torres me parut
l'homme le plus sage de l'univers.
– Peut-être, répondis-je, sans réfléchir.
Sur le coup de midi, nous montâmes dans un autobus pour
revenir dans le centre. Nous nous assîmes à l'avant, juste à côté du
conducteur, circonstance que Fermín mit à profit pour entamer un débat sur les
nombreux progrès, tant techniques qu'esthétiques, qu'il remarquait dans les
transports publics de surface par rapport à la dernière fois où il les avait
utilisés, aux alentours de 1940, en particulier dans le domaine de la
signalisation, comme le démontrait un panneau qui annotait : « Il est
interdit de cracher et de parler grasseyement. » Fermín l'examina d'un œil
torve et décida de lui rendre hommage par un superbe crachat, ce qui nous
attira aussitôt les regards sulfuriques d'un commando de trois vieilles bigotes
assises à l'arrière, retranchées chacune derrière son missel.
– Sauvage ! murmura la dévote du flanc est, qui
offrait une étonnante
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