L'ombre du vent
mortes dans la
cour aux fontaines, le fastueux engin automobile de M. Ricardo Aldaya était
arrivé. Cette après-midi-là, l'industriel n'était pas seul. Il était accompagné
d'une apparition, un ange de lumière vêtu de soie qui semblait flotter dans
l'air. L'ange n'était autre que sa fille Penélope. Elle était descendue de la
Mercedes, s'était dirigée vers la fontaine en faisant valser son ombrelle et
s'y était arrêter pour tremper une main dans l'eau du bassin. Comme toujours,
Jacinta, sa gouvernante, ne la lâchait pas d'une semelle. Mais la petite fille
aurait pu aussi bien être escortée d'une armée de domestiques : Javier
n'avait d'yeux que pour elle. Il avait peur qu'un seul battement de paupières
ne fasse s'évanouir la vision. Il était resté là, paralysé, souffle coupé, à
épier l'apparition féerique. Peu après, comme si elle avait deviné sa présence et son regard furtif, Penélope avait
levé les yeux vers lui. La beauté de ce visage avait produit sur lui une
sensation douloureuse, insoutenable. Il avait cru entrevoir sur ses lèvres le
début d'un sourire. Hors de lui, il avait couru se cacher en haut de la tour
des citernes, à côté du pigeonnier installé dans les combles du collège, son
refuge préféré. Ses mains tremblaient encore quand il avait pris ses outils et
commencé une nouvelle statuette qu'il voulait sculpter à la ressemblance du
visage aperçu un instant plus tôt. Ce soir-là, quand il était rentré à la
maison du concierge, bien après l'heure habituelle, sa mère l'attendait, à demi
nue et furieuse. Le garçon avait baissé les yeux en craignant que sa mère ne
lise dedans, n'y voie se dessiner la fille du bassin et ne devine ses pensées.
– Où es-tu allé te fourrer, petit morveux ?
– Pardonnez-moi, mère. Je me suis perdu.
– Tu es perdu depuis le jour de ta naissance.
Des années plus tard, chaque fois qu'il introduirait le
canon de son revolver dans la bouche d'un prisonnier et appuierait sur la
détente, Javier Fumero évoquerait ce jour où il avait vu le crâne de sa mère
éclater comme une pastèque mûre dans les parages d'une guinguette de Las Plana s. Ce jour où il n'avait rien ressenti, à part la légère
répugnance qu'inspirent les choses mortes. La Garde Civile, alertée par le
gérant qui avait entendu le coup de feu, avait trouvé le garçon assis sur un
rocher et tenant contre son ventre le fusil encore tiède. En voyant s'approcher
les gardes il s’était b orné à hausser les épaules, la
figure éclaboussée de gou ttes de sang comme s'il avait la petite vérole. En se guidant au bruit des
sanglots, les gardes avaient découvert Ramón, « l'Unicouille »,
recroquevillé contre un a rbre,
à trente mètres de là, dans les fourrés.
Il trem blait comme un enfant et avait été incapable de se faire comprendre. Le lieutenant
de la Garde Civile, après av oir beaucoup réfléchi, avait décidé que
cette affaire était un tragique accident et l'avait qualifiée de tel dans mon procès -verbal, sinon
dans sa conscience. Quand il avait demandé au garçon si l'on pouvait faire
quelque chose pour lui, Francisco Javier Fumero avait répondu Il aimerait bien
garder le fusil, car il voulait être soldat quand il serait grand...
– Quelque chose ne va pas, monsieur
Romero de Torres ?
La subite apparition de Fumero dans le récit du père Fernando Ramos
m'avait laissé de glace, mais l'effet sur Fermín avait été foudroyant. Il était
tout jaune et ses mains tremblaient.
– Une
baisse de tension, improvisa-t-il dans un filet de voix. Ce climat catalan
s'avère parfois néfaste pour ceux qui, comme moi, viennent du Midi.
– Puis-je vous offrir un verre d'eau ? demanda le prêtre, désolé.
– Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, mon révérend père. Ou peut-être un
chocolat, pour le glucose...
Le prêtre remplit un verre d'eau, que Fermín vida avec avidité.
– Tout ce que j'ai, ce sont des bonbons à l'eucalyptus. Vous en
voulez ?
– Que Dieu vous le rende.
Fermín engloutit une poignée de sucreries et, au bout d'un moment, il
parut recouvrer une pâleur plus naturelle.
– Ce garçon, le fils du concierge qui avait perdu héroïquement son scrotum
en défendant nos colonies, êtes-vous sûr qu'il s'appelait bien Fumero,
Francisco Javier Fumero ?
– Mais oui. Vous le connaissez sûrement.
– Non, répondîmes-nous en chœur.
Le père Fernando fronça les sourcils.
– Cela m'étonne.
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