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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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savez très bien. Ce qui vous manque, si vous
voulez que je vous dise, c'est des couilles pour prendre taureau par les
cornes.
    Nous en étions là quand le contrôleur s'approcha de
nous, le regard éteint, en se curant les dents avec une dextérité digne d'un
artiste de cirque.
    – Excusez-moi, mais les dames qui sont là demandent si
vous pouvez employer un langage plus décent.
    – Je les emmerde, répliqua Fermín d'une voix forte.
    Le contrôleur se retourna vers les trois dames et haussa
les épaules, geste signifiant qu'il avait fait ce qu'il pouvait, et qu'il
n'avait pas l'intention d'en venir aux mains pour une question de pudeur
sémantique.
    – Il faut toujours que les gens qui n'ont pas de vie se
mêlent de celle des autres, grommela Fermín. De quoi parlions-nous ?
    – De mon absence de détermination.
    – Effectivement. Un cas chronique. Croyez-moi. Allez
chercher votre petite amie, la vie passe trop vite, et surtout la partie qui
vaut la peine d'être vécue. Vous avez entendu ce qu'a dit le curé. Sitôt venue,
sitôt partie !
    – Mais ce n'est pas ma petite amie.
    – Alors gagnez-la avant qu'un autre ne la prenne, et
spécialement un petit soldat de plomb.
    – Vous parlez de Bea comme s'il s'agissait d'un trophée.
    – Non. J'en parle comme d'une bénédiction, corrigea
Fermín. Écoutez, Daniel. Le destin attend toujours au coin de la me. Comme un
voyou, une pute ou un vendeur de loterie : ses trois incarnations
favorites. Mais il ne vient pas vous démarcher à domicile. Il faut aller à sa
rencontre.
    Je consacrai le reste du trajet à méditer cette perle
philosophique, tandis que Fermín entreprenait un autre petit somme, occupation
pour laquelle il possédait un talent napoléonien. Nous descendîmes de l'autobus
au coin de la Gran Vía et du Paseo de Gracia sous un ciel de cendre qui dévorait
la lumière. Fermín boutonna sa gabardine jusqu'au cou et annonça qu'il partait
sans tarder pour sa pension, dans l'intention de se faire beau avant son
rendez-vous avec Bernarda.
    – Sachez que pour une personne d'allure aussi modeste
que moi, la toilette doit prendre au moins quatre-vingt-dix minutes. L'esprit
n'est rien sans l'apparence ; telle est la triste réalité de cette époque
de cabotins. Vanitas peccata mundi.
    Je le vis s'éloigner dans la Gran Vía, petit bout
d'homme drapé dans sa gabardine grise flottant au vent comme une bannière
râpée. Je me dirigeai vers la maison, où je projetais de trouver un bon livre
et de me retirer du monde. En tournant le coin de la Puerta del Angel et de la
rue Santa Ana, mon cœur bondit. Fermín, comme toujours, avait dit vrai. Le
destin m'attendait devant la librairie, en tailleur de flanelle grise,
chaussures neuves et bas de soie, étudiant son reflet |ans la vitrine.
    – Mon père croit que je suis à la messe de midi, dit Bea
sans lever les yeux de sa propre image.
    – C'est presque comme si tu y étais. Ici, à moins de
vingt mètres, dans l'église de Santa Ana, il y a séance permanente depuis neuf
heures du matin.
    Nous parlions comme deux inconnus qui se sont arrêtés
par hasard devant un magasin, en cherchant nos regards dans la glace de la
vitrine.
    – Il n'y a pas de quoi plaisanter. J'ai dû me procurer
le bulletin paroissial pour savoir sur quoi portait le sermon. Il va me
réclamer un synopsis détaillé.
    – Ton père ne te lâche pas.
    – Il a juré de te briser les jambes.
    – Il faudrait d'abord qu'il trouve qui je suis. En
attendant, mes jambes sont intactes et je cours plus que lui.
    Bea m'observait, tendue, en épiant les passants qui
glissaient derrière nous, formes grises dans le vent.
    – Je ne vois pas ce qui te fait rire, dit-elle. Je parle
sérieusement
    – Je ne ris pas. Je suis mort de trouille. Mais je suis
si heureux de te voir.
    Un mince sourire, nerveux, fugace.
    – Moi aussi, admit-elle.
    – Tu dis ça comme s'il s'agissait d'une maladie
    – C'est pire que ça. Je me suis dit que si je te
revoyais à la lumière du jour, je recouvrerais peut-être la raison.
    Je me demandai si c'était un compliment ou une
condamnation.
    – Il ne faut pas qu'on nous aperçoive ensemble, Daniel.
Pas ainsi, en pleine rue.
    – Si tu veux, nous pouvons entrer dans la librairie. Il
y a une cafetière dans l'arrière-boutique et...
    – Non. Je ne veux pas qu'on me voie entrer ou sortir
d'ici. Si quelqu'un me surprend à parler avec toi, je pourrai toujours dire que
je suis tombée par hasard sur le meilleur

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