L'ombre du vent
restai dix minutes dans la me, en essayant de me
calmer, avant de regagner la librairie. Peut-être devais-je rappeler et dire à
M. Aguilar que c'était moi, que j'aimais sa fille à la folie, point final. Si
après cela, il avait envie de venir dans son uniforme de commandant pour me
casser la figure, c'était son droit
J'étais sur le point
d'entrer dans la boutique quand je remarquai que quelqu'un m’observait depuis
le proche d'en face. Je pensai d'abord qu'il s’agissait de M. Federico,
l’horloger, mais un coup d'œil me suffit pour constater que l’individu était
nettement plus grand et plus costaud. Je m'arrêtai pour lui rendre son regard
et à ma grande surprise, il me fit un signe de la tête, comme s’il voulait me
saluer et m'indiquer qu'il se moquait tout àfait d'avoir été repéré. Un
réverbère éclairait son profil. Les traits me parurent familiers. Il pressa le
pas, boutonna sa gabardine et s’éloigna parmi les passants dans la direction
des Ramblas. A ce moment, je le reconnus : c'était le policier qui m'avait
immobilisé pendant que l'inspecteur Fumero agressait Fermín. Quand j'entrai
dans la librairie, ce dernier leva les yeux et me lança un regard
interrogateur.
– Vous en faites une
tête !
– Fermín, je crois que
nous avons un problème.
Ce soir-là, nous
passâmes à l'application du plan aussi sophistiqué que peu consistant conçu quelques
jours plus tôt avec M. Gustavo Barceló.
– Nous devons d'abord
nous assurer que vous ne vous trompez pas et que nous sommes bien l'objet d'une
surveillance policière. Nous allons donc, mine de rien, effectuer une petite
promenade en direction d'Els Quatre Gats pour voir si l'individu en question
nous surveille toujours. Mais pas un mot de tout ça à votre père, ou vous allez
lui faire avoir un calcul aux reins.
– Et que voulez-vous
que je lui dise ? Ça fait déjà un bout de temps qu'il se doute de quelque
chose.
– Dites-lui ce qui
vous passera par la tête.
– Et pourquoi
précisément Els Quatre Gats ?
– Parce qu'on y sert
les meilleurs sandwiches au saucisson dans un rayon de cinq kilomètres et qu'il
faut bien que nous trouvions un endroit pour causer. N'ergotez pas sur tout, et
faites ce que je vous dis, Daniel.
N'importe quelle
activité qui me permettrait d'échapper à mes pensées étant bienvenue, j'obéis
docilement et, quelques minutes plus tard, je sortais après avoir promis à mon
père d'être de retour pour le dîner. Fermín m'attendait au coin de la Puerta
del Angel. J'allais le rejoindre quand il me signifia, d'un mouvement des
sourcils, de poursuivre mon chemin.
– Ne vous retournez
pas. Notre oiseau est à vingt mètres.
– C'est le même ?
– Je ne crois pas, à
moins que l'humidité ne l'ait faitrétrécir. Celui-là semble être
un novice. Il a un journal sportif qui date de six jours. Fumero doit recruter
des apprentis à l'école maternelle.
Arrivés à Els Quatre
Gats, notre personnage incognito prit une table à quelques mètres de la nôtre
et fit semblant de lire pour la énième fois les détails des matches de la
semaine passée. Toutes les vingt secondes, il nous jetait un regard à la
dérobée.
– Pauvre petit,
regardez comme il transpire, dit Fermín en hochant la tête. Je vous trouve un
peu distrait, Daniel. Vous avez pu parler à la demoiselle ?
– C'est son père qui a
répondu.
– Et vous avez eu une
conversation aimable et cordiale ?
– Plutôt un monologue.
– Je vois. Dois-je en
inférer que vous ne l'appelez pas encore papa ?
– Il m'a dit,
textuellement, qu'il m'arracherait l'âme et le reste.
– Simple figure de
style.
La silhouette du
garçon se balança au-dessus de nous, Fermín commanda de quoi nourrir un
régiment, en se frottant les mains de satisfaction.
– Et vous, Daniel,
vous ne prenez rien ?
Je fis signe que non.
Quand le garçon revint, chargé de deux plateaux débordant de tapas, de
sandwiches et de bières diverses, Fermín lui donna un gros billet et lui dit
qu'il pouvait garder la monnaie.
– Chef, vous voyez cet
individu à la table qui est près de la fenêtre, habillé en grillon de
Pinocchio, et qui se sert de son journal comme d'une cagoule ?
Le garçon acquiesça
d'un air complice.
– Auriez-vous la bonté
d'aller lui dire que l'inspecteur Fumero lui a envoyé un message urgent :
il doit se rendre sur-le-champ au marché de la Boquería acheter pour cent
pesetas de pois chiches bouillis et les livrer
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