L'ombre du vent
l’air... Enfin, Dieu seul sait quoi. Contrairement à ce que
vous croyez, l'univers ne tourne pas autour des caprices de votre entrejambe.
D'autres facteurs influent sur l'avenir de l'humanité.
– Vous imaginez que je
ne le sais pas ? On dirait que vous ne me connaissez guère, Fermín.
– Mon cher, si
seulement Dieu m'avait donné des hanches plus larges, je pourrais même vous
avoir fait : c'est dire si je vous connais. Croyez-moi. Sortez-vous tout
ça de la tête, et aérez-vous. L'attente est la rouille de l'âme.
– Alors comme ça, vous
me trouvez ridicule.
– Non. Je vous trouve
inquiétant Je sais qu'à votre âge ces choses s'apparentent à la fin du monde,
mais tout a une limite. Ce soir, nous irons faire la noce dans une maison de la
rue Platería qui, paraît-il, fait fureur. Je me suis laissé dire qu'il y a des
filles nordiques récemment arrivées de Ciudad Real qui sont ébouriffantes. Je
vous invite.
– Et que dira
Bernarda ?
– Les filles, c'est
pour vous. Moi, j'ai l'intention de vous attendre dans la petite salle, en
lisant une revue et en contemplant le spectacle de loin, car je me suis
converti à la monogamie, sinon dans ma tête, du moins dans les faits.
– Je vous remercie,
Fermín, mais...
– Un garçon de
dix-huit ans qui refuse une proposition comme celle-là n'est pas en possession
de toutes ses facultés. Il faut agir sans tarder. Tenez.
Il fouilla dans ses
poches et me tendit quelques pièces. Je me demandai si c'était avec ça qu'il
pensait financer la visite au somptueux harem regorgeant de nymphes des plaines
septentrionales.
– A ce tarif-là, elles
ne nous diront même pas bonsoir, Fermín.
– Vous êtes décidément
du genre à tomber de l'arbre sans jamais parvenir à toucher terre, Daniel. Vous
croyez pour de bon que je vais vous mener chez les putes pour vous restituer
avec une blennorragie carabinée à monsieur votre père qui est le plus saint
homme que j'aie jamais rencontré ? Si j'ai parlé de ces jeunes personnes,
c'était pour voir comment vous réagiriez, en faisant appel à la seule partie de
votre individu qui semble encore en état de fonctionner. Cet argent, c'est pour
que vous alliez à la cabine du coin téléphoner à votre amoureuse.
– Bea m'a demandé
expressément de ne pas l'appeler.
– Elle vous a dit
aussi qu'elle vous appellerait vendredi. Nous sommes lundi. Voyez vous-même.
Faire confiance aux femmes est une chose, et faire confiance à ce qu'elles
disent en est une autre.
Vaincu par ses
arguments, je m'éclipsai de la librairie pour me rendre dans une cabine
publique où je composai le numéro des Aguilar. A la cinquième sonnerie,
quelqu'un décrocha et écouta sans parler. Cinq secondes éternelles passèrent.
– Bea ?
murmurai-je. C'est toi ?
La voix qui me
répondit m'atteignit comme un coup de masse au creux du ventre.
– Espèce de salaud, je
te jure que je vais t'arracher l'âme, et le reste avec !
Le ton était celui de
la rage contenue. Froid et calme. C'est ce qui me fit le plus peur. Je pouvais
imaginer M. Aguilar dans l'entrée de son appartement, tenant à la main le
téléphone avec lequel il avait si souvent appelé mon père pour lui dire que
j'avais passé l'après-midi en compagnie de Tomás et que je rentrerais en
retard. Je restai à écouter la respiration du père de Bea, muet, en me
demandant s'il avait reconnu ma voix.
– Je vois que tu n'as
pas assez de couilles pour parler, canaille. N'importe quelle ordure est
capable de faire comme toi, mais si tu étais un homme, tu aurais au moins le
courage de dire qui tu es. Moi, je serais mort de honte de savoir qu'une fille
de dix-sept ans en a plus que dans le pantalon : elle n'a pas voulu donner
ton nom, et elle ne le donnera pas. Et puisque tu n'en as pas assez pour le
faire à sa place, c'est elle qui va payer pour que tu as fait.
Lorsque je raccrochai,
mes mains tremblaient Je ne pris conscience de mon acte qu'après avoir quitté
la cabine pour rentrer à la librairie en traînant les pieds. Je n'avais pas
pensé un instant que mon appel ne ferait qu'empirer la situation. Mon seul
souci avait été de garder l'anonymat et de me protéger. Je reniais ceux que je
disais aimer et que je me bornais à utiliser. Tel avait déjà été mon comportement
pendant que l'inspecteur Fumero frappait Fermín. Maintenant, j'abandonnais Bea
à son sort. Et je me conduirais encore ainsi dès que les circonstances m'en
donneraient l'occasion. Je
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