L'ombre du vent
futilités. Mon père se
leva et l’éteignît.
–
Qu'est-ce qu'il y avait dans la lettre de l'année ? demanda-t-il enfin,
– Je pars
pour le service dans deux mois.
Son regard
me sembla vieillir de dix ans.
– Barceló
me dit qu'il va trouver un moyen de me faire affecter au Gouvernement Militaire
de Barcelone après mes classes. Je pourrai même venir dormir à la maison,
risquai-je.
Mon père
répondit par un geste d'assentiment anémique. Son regard me fît de la peine, et
je me levai pour desservir, il resta assis, les yeux dans le vide et les mains
croisées sous le menton. Je me disposais à taire la vaisselle quand j'entendis
des pas dans l'escalier. Des pas fermes et pressés, qui martelaient les marches
et rendaient un son funeste. Ils s'arrêtèrent à notre étage. Mon père se leva,
inquiet. Une seconde plus tard, plusieurs coups furent frappés à la porte et
une voix tonitruante, rageuse et vaguement familière aboya :
–
Police ! Ouvrez !
Mille
poignards traversèrent mes pensées. Une nouvelle volée de coups ébranla la
porte. Mon père se dirigea vers l'entrée et regarda par l'œilleton.
–
Qu'est-ce que vous voulez, à cette heure-ci ?
– Ou vous
ouvrez cette porte, ou nous la défonçons à coups de pied, monsieur Sempere. Ne
me le faites pas répéter.
Je
reconnus la voix de Fumero et sentis un souffle glacé s'abattre sur moi. Mon
père me lança un regard interrogateur. Je lui fis signe d'obéir. Étouffant un
soupir, il ouvrit la porte. Les silhouettes de Fumero et de ses deux acolytes
habituels se découpèrent dans la lumière jaune de l'encadrement. Des gabardines
grises sur pantins de cendre.
– Où est-il ? hurla Fumero en écartant mon père d'une poussée de la main et en se précipitant dans la
salle à manger.
Mon père
fit mine de le retenir, mais un des agents qui suivaient l'inspecteur l'attrapa par le bras et le plaqua contre le mur, en le maintenant avec
l'impassibilité et l'efficacité
d'une machine habituée à ce travail. C'était l'individu
qui nous avait suivis, Fermín et moi, celui qui m'avait
tenu pendant que Fumero tabassait mon ami devant
l'asile de Santa Lucia, celui qui m'avait surveillé deux soirs plus tôt. Il m'adressa un regard vide,
indéchiffrable. J'allai à la rencontre de Fumero, en affichant tout le calme que j'étais capable de simuler. Les yeux de l'inspecteur étaient injectés de sang. Une balafre récente zébrait sa joue gauche, bordée de sang séché.
– Où est-il ?
–
Qui ?
Fumero
baissa les yeux et hocha la tête en marmonnant quelque chose pour lui-même.
Quand il releva la tête, il avait
un sourire canin aux lèvres et un pistolet à la main. Sans détourner les yeux
des miens, il donna un coup de crosse dans le vase de fleurs fanées sur la
table. Le vase éclata en morceaux, l'eau et les fleurs se répandirent sur la
nappe. Malgré moi, je sursautai. Mon père vociférait dans l'entrée, entre les
deux agents. Je pus à peine
saisir ce qu'il disait. Tout ce que j'étais capable de comprendre, c'était la
pression glacée du canon de revolver enfoncé dans ma joue, et son odeur de
poudre.
– Ne te
fous pas de moi, petit merdeux, ou ton père devra ramasser ta cervelle sur le
plancher. Tu entends ?
J'acquiesçai
en tremblant. Fumero appuyait le canon de son arme
avec force sur ma joue. Je sentis qu'il me déchirait la peau, mais je ne
risquai pas le moindre mouvement.
– Je te le demande pour la dernière fois : où est-il ?
Je vis ma propre image reflétée dans les pupilles noires de l'inspecteur
qui se contractaient lentement tandis que, du pouce, il armait le percuteur.
– Il n'est pas ici. Je ne l'ai pas vu depuis midi C 'est la vérité.
Fumero resta immobile pendant près d'une demi-minute, en me labourant le
visage avec le revolver et en se passant la langue sur les lèvres.
– Lerma ! commanda-t-il. Jette un coup d'œil.
L'un des agents s'empressa de faire le tour de l'appartement. Mon père se
débattait en vain entre les mains du troisième policier.
– Si tu m'as menti et si nous le trouvons ici, je te jure que je casse les
deux jambes à ton père, murmura Fumero.
– Mon père ne sait rien. Laissez-le tranquille.
– C 'est toi qui ne sais pas à quel jeu tu joues. Mais dès que j'aurai chopé
ton ami, fini de jouer. Ni juges, ni hôpitaux, ni rien de toutes ces conneries.
Cette fois, je me chargerai personnellement de le retirer de la circulation. Et
je jouirai en le
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