L'ombre du vent
de vivre.
28
De toute
la journée nous n'eûmes aucune nouvelle de Fermín. Mon père insista pour ouvrir
la librairie comme n'importe quel jour et présenter une façade de normalité et
d'innocence. La police avait posté un agent devant l'escalier, et un autre
surveillait la place Santa Ana, planté sous le porche de l'église, tel l'ange
de la dernière heure. Nous le voyions grelotter de froid sous la pluie dense
qui était arrivée avec l'aube, la buée de son haleine se faisant de plus en
plus diaphane, les mains enfoncées dans les poches de sa gabardine. Plus d'un
voisin passait devant notre vitrine en jetant à la dérobée un regard à
l'intérieur, mais pas un seul client n'osa entrer.
– La
nouvelle a déjà dû se répandre, dis-je.
Mon père
se borna à acquiescer. Il ne m'avait pas adressé un mot depuis le matin, ne
s'exprimant que par gestes. La page où était annoncé l'assassinat de Nuria
Monfort gisait sur le comptoir. Toutes les vingt minutes, il allait la
parcourir avec une expression impénétrable. Hermétique, il accumulait sa colère
au fil des heures.
– Tu auras
beau lire et relire l'article, ce qu'il dit n'en sera pas plus vrai, dis-je.
Mon père
leva les yeux et me regarda avec sévérité.
– Tu
connaissais cette personne ? Nuria Monfort ?
– Je lui
ai parlé deux fois, dis-je.
Le visage
de Nuria Monfort envahit mon esprit. Mon absence de sincérité avait un goût de
nausée. J'étais encore poursuivi par son odeur et le frôlement de ses lèvres,
l'image de ce bureau si soigneusement rangé, et son regard triste et sage.
« Deux fois. »
– Et
pourquoi lui as-tu parlé ? Qu'est-ce qu'elle avait à voir avec toi ?
– Elle
avait été l'amie de Julián Carax. Je suis allé lui rendre visite pour lui
demander si elle se souvenait de lui. C'est tout. Elle est la fille d'Isaac, le
gardien. C'est lui qui m'a donné son adresse.
– Fermín
la connaissait ?
– Non.
– Comment
peux-tu en être sûr ?
– Et toi,
comment peux-tu en douter et accorder du crédit à ce tissu de mensonges ?
Le peu que Fermín connaissait de cette femme, c'est moi qui le lui ai appris.
– Et c'est
pour ça qu'il la suivait ?
– Oui.
– Parce
que tu le lui avais demandé.
Je gardai
le silence. Mon père soupira.
– Tu ne
comprends pas, papa.
– Bien sûr
que non. Je ne vous comprends pas, ni toi ni Fermín.
– Papa,
tout ce que nous connaissons de Fermín rend ce qui est écrit là impossible.
– Et que savons-nous
de Fermín, hein ? Nous ne connaissions même pas son vrai nom.
– Tu te
trompes sur son compte.
– Non,
Daniel. C'est toi qui te trompes, et sur beaucoup de choses. Qui t'a demandé
d'aller fouiller dans la vie d'autrui ?
– Je suis
libre de parler avec qui je veux.
– Je
suppose que tu te juges également libre des conséquences ?
– Tu
insinues que je suis responsable de la mort de cette femme ?
– Cette
femme, comme tu l'appelles, avait un nom et un prénom, et tu la connaissais.
– Tu n'as
pas besoin de me le rappeler, répliquai-je, es larmes aux yeux.
Mon père
me contempla avec tristesse en hochant la tête.
– Mon
Dieu, je ne veux pas penser à l'état où doit être le pauvre Isaac, murmura-t-il
comme pour ta-même.
– Je ne
suis pas coupable de sa mort, dis-je dans un filet de voix, en pensant qu'à
force de le répéter je finirais peut-être par le croire.
Mon père
se retira dans l'arrière-boutique, en hochant tristement la tête.
– C'est
toi le seul juge de ta responsabilité, Daniel. Parfois, je ne sais plus qui tu
es.
J'attrapai
ma gabardine et m'échappai dans la rue et la pluie, là où personne ne me
connaissait et ne pouvait lire dans mon âme.
Sans but
précis, je me livrai à la pluie glacée. Je marchais yeux baissés, traînant avec
moi l'image de Nuria Monfort sans vie, allongée sur une dalle froide de marbre,
le corps criblé de coups de couteau. A chaque pas, la ville s'évanouissait
autour de moi. Au moment de traverser, dans la rue Fontanella, je ne m'arrêtai
pas pour regarder le feu de croisement. Je sentis comme un coup de vent me
frôler le visage et me tournai pour voir une muraille de métal et de lumière se
jeter sur moi à toute vitesse. Au dernier instant, un passant qui me suivait me
tira en arrière et m'écarta de la trajectoire de l'autobus. Je vis la carrosserie
étincelante à quelques centimètres de ma figure, une mort certaine à
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