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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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diverses
comédies de Moratin et un superbe Curial & Güelfa alternaient
avec le Tractatus theologico-politicus de
Spinoza. En guise d'ultime pied de nez, je choisis de faire reposer le Carax
entre un annuaire de 1901 des jugements des tribunaux civils de Gerona et une
collection de romans de Juan Valera. Pour gagner de l'espace, je décidai
d'emporter le livre de poésies du Siècle d'or qui les séparait, et glissai L'Ombre du
Vent à sa place. J'adressai un clin d'œil d'adieu au roman et
remis devant lui l'anthologie de Jovellanos, formant rempart.
    Sans plus
de cérémonie, je repartis en me fiant aux repères laissés à l'aller. Tandis que
je traversais des tunnels entiers de livres dans l'obscurité, je ne pus éviter
une sensation de tristesse et de découragement. Je pensais que si j'avais
découvert tout un univers dans un seul livre inconnu au sein de cette nécropole
infinie, des dizaines de milliers resteraient inexplorés, à jamais oubliés. Je
me sentis entouré de millions de pages abandonnées, d'univers et d'âmes sans
maître, qui restaient plongés dans un océan de ténèbres pendant que le monde
qui palpitait au-dehors perdait la mémoire sans s'en rendre compte, jour après
jour, se croyant plus sage à mesure qu'il oubliait.
     
     
    Les
premières lueurs du matin pointaient quand je revins à l'appartement de la rue
Santa Ana. J'ouvris la porte en silence et me faufilai sans allumer de lampe.
De l'entrée, je pouvais voir la salle à manger au fond du couloir, la table
encore mise pour la fête. Le gâteau était là, intact, et la vaisselle attendait
le dîner. La silhouette de mon père se découpait, immobile, dans le gros
fauteuil tourné vers la fenêtre. Il était éveillé et portait toujours son
costume du dimanche. Des volutes de fumée montaient lentement de la cigarette
qu'il tenait entre l'index et le majeur, comme un stylo. Cela faisait des
années que je n'avais pas vu mon père fumer.
    – Bonjour,
murmura-t-il en éteignant sa cigarette dans un cendrier débordant de mégots à
demi consumés.
    Je le
contemplai sans savoir que dire. A contre-jour, son regard était invisible.
    – Clara a
appelé plusieurs fois cette nuit, deux heures après ton départ, dit-il. Elle avait
l'air très inquiète. Elle a demandé que tu la rappelles, à n'importe quelle
heure.
    – Je n'ai
pas l'intention de revoir Clara, ni de lui parler, dis-je.
    Mon père
se borna à acquiescer en silence. Je me laissai choir sur une chaise de la
salle à manger. Je fixai le sol.
    – Vas-tu
me dire où tu es allé ?
    – Je me
suis promené.
    – Tu m'as
causé une peur affreuse.
    Il n'y
avait pas de colère dans sa voix, presque pas, même, de reproche, seulement de
la fatigue.
    – Je sais.
Et je te demande pardon, répondis-je.
    – Qu'est-ce
que tu t'es fait à la figure ?
    – J'ai
glissé à cause de la pluie et je suis tombé.
    – Cette
pluie devait avoir un sacré direct du droit. Tu devrais mettre quelque chose.
    Je
mentis :
    – Ce n'est
rien. Je ne le sens même pas. J'ai surtout besoin de dormir. Je ne tiens plus
debout.
    – Ouvre au
moins ton cadeau avant d'aller au lit, dit mon père.
    Il désigna
le paquet enveloppé de cellophane qu'il avait posé la veille sur la table de la
salle à manger. J’hésitai un instant. Il m'encouragea d'un signe de tête. Je
pris le paquet et le soupesai. Je le tendis à mon père sans l’ouvrir.
    – Il vaut
mieux que tu le rendes. Je ne mérite aucun cadeau.
    – Les
cadeaux sont donnés pour le plaisir de celui qui les offre, pas pour les
mérites de celui qui les reçoit, répondit-il. Et puis, on ne peut plus le
rendre. Ouvre-le.
    Je défis
l’emballage soigné, dans la pénombre de l’aube. Le paquet contenait une boîte
en bois ouvragé, luisante, aux soins dorés. Un sourire m’éclaira avant même que
je l’ouvre. La serrure fit un bruit délicieux, comme un mécanisme d’horlogerie.
L’intérieur de l’étui était garni de velours bien sombre. Le fabuleux Montblanc
Meisterstück de Victor Hugo reposait au centre, étincelant. Je le pris et le
contemplai à la lumière provenant du balcon. Sur l’agrafe en or du capuchon
était gravé :
     
    Daniel Sempere, 1953
     
     
    Je regardai mon père, bouche bée. Je ne crois pas l’avoir
jamais vu aussi heureux qu’en cet instant. Sans rien dire, il se leva du
fauteuil et me prit dans ses bras avec force. Je sentis ma gorge se serrer, et
je ne pus prononcer un

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