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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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restaurant situé à deux rues
de la Plaza Monumental. Mon père lui avait trouvé une chambre dans une pension
de la rue Joaquin Costa où, grâce à l'amitié qui liait notre voisine Merceditas
à la patronne, on put éviter d'avoir à remplir la fiche de police, et garder
ainsi Fermín Romero de Torres à l'abri du flair de l'inspecteur Fumero et de
ses acolytes. Parfois me revenait en mémoire l'image des terribles cicatrices
dont son corps était couvert. J'avais envie de lui poser des questions,
appréhendant peut-être que l'inspecteur Fumero n'y fut pas étranger, mais quelque
chose dans le regard du pauvre homme suggérait qu'il valait mieux ne pas
aborder ce sujet. Un jour ou l'autre, quand il jugerait le moment venu, il nous
le dirait de lui-même. Tous les matins à sept heures tapantes, Fermín nous
attendait devant la porte de la librairie, impeccable et le sourire aux lèvres,
prêt à travailler douze heures ou plus sans faire de pause. Il s'était
découvert une passion pour le chocolat et les gâteaux à la crème dits « bras
de gitan », au moins égale à son enthousiasme pour les grands de la
tragédie grecque, moyennant quoi il avait repris un peu de poids. Il se rasait
avec un soin de dandy, se coiffait en arrière avec de la brillantine et se
laissait pousser une petite moustache pour être à la mode. Un mois après avoir
émergé de la baignoire, le clochard était méconnaissable. Mais le plus
spectaculaire dans cette stupéfiante transformation de Fermín Romero de Torres
était sa conduite sur le champ de bataille. Son instinct de détective, que
j'avais attribué à des affabulations enfiévrées, était d'une précision
chirurgicale. Entre ses mains, les commandes les plus insolites étaient
satisfaites en quelques jours, voire quelques heures. Aucun titre ne lui était
inconnu, et il n'y avait pas de ruse qu'il ne sût employer pour l'acquérir à
bon prix. Grâce à son bagout, il se glissait dans les bibliothèques
particulières des duchesses de l'avenue Pearson et des dilettantes du cercle
hippique, toujours sous de fausses identités, et obtenait qu'on lui fasse
cadeau des livres ou qu'on les lui vende pour quatre sous.
    La métamorphose
du clochard en citadin exemplaire semblait miraculeuse : une histoire du
genre de celles que les curés se plaisaient à narrer pour illustrer l'infinie
miséricorde du Seigneur, mais qui sont trop belles pour être vraies,
comme les réclames de lotions pour faire repousser les cheveux affichées dans
les tramways. Trois mois et demi après les débuts de Fermín à la librairie, je
fus réveillé un dimanche à deux heures du matin par la sonnerie du téléphone.
La patronne de la pension où il logeait nous appelait pour expliquer d'une voix
entrecoupée que M. Fermín Romero del Torres s'était enfermé à clef dans sa
chambre, qu'il criait comme un fou, cognait aux murs et jurait que si quelqu'un
entrait, il se trancherait la gorge avec un tesson de bouteille.
    – S'il vous
plaît, n'appelez pas la police. Nous arrivons tout de suite.
    Nous nous
précipitâmes rue Joaquin Costa. La nuit était froide, le vent cinglant et le
ciel de poix. Nous passâmes au galop devant la Maison de la Miséricorde et la
Maison de la Pitié, sans nous soucier des regards et des murmures qui nous
suivaient depuis les porches obscurs puant les ordures et le charbon. Nous
arrivâmes au coin de la rue Ferlandina. La rue Joaquin Costa formait comme une
brèche ouverte dans les alvéoles d'une ruche noire, s'enfonçant dans les
ténèbres du Raval. Le fils aîné de la patronne nous attendait dans la rue.
    – Vous avez
appelé la police ? demanda mon père.
    – Pas encore,
répondit le fils. Nous grimpâmes les escaliers quatre à quatre. La pension
était au deuxième étage, et l'escalier formait une spirale noire de crasse, à
peine éclairée par la lueur ocre d'ampoules qui pendaient d'un fil dénudé. Mme
Encarna, veuve d'un caporal de la Garde Civile et propriétaire de la pension,
nous accueillit sur le seuil de l'appartement drapée dans un peignoir bleu ciel
et la tête hérissée de bigoudis.
    – Écoutez,
monsieur Sempere, ici c'est une maison comme il faut. Ce ne sont pas les offres
qui me manquent, et je n'ai aucune raison de tolérer ce genre de scandales,
dit-elle en nous guidant le long d'un couloir obscur qui empestait le moisi et
l'ammoniaque.
    – Bien sûr, bien
sûr, marmonnait mon père.
    Venant du fond
du couloir, les cris de Fermín

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