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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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subreptices, nous réussîmes à le
dépouiller de ses haillons et à le fourrer dans la baignoire. Nu, il évoquait
une photo de guerre et grelottait comme un poulet plumé. Il portait des marques
profondes aux poignets et aux chevilles, son torse et ses épaules étaient
couverts d'atroces cicatrices qui nous faisaient mal rien qu'à les regarder.
Nous échangeâmes, mon père et moi, un coup d'oeil horrifié, mais sans rien
dire.
    Le clochard se
laissa laver comme un enfant, apeuré et tremblant. Tandis que je cherchais des
vêtements propres dans le placard, j'entendais mon père qui lui parlait sans
arrêt. Je trouvai un costume qu'il ne mettait jamais, une vieille chemise et
des sous-vêtements Même ses chaussures étaient irrécupérables. J'en choisis qui
étaient trop petites pour mon père et roulai les haillons dans du papier
journal, y compris un caleçon qui avait l'odeur et la consistance du jambon
fumé pour les jeter à la poubelle. Quand je revins dans salle de bain, mon père
rasait Fermín Romero de Torres dans la baignoire. Pâle et sentant le savon,
celui-ci paraissait avoir vingt ans de moins. Je constatai qu'ils étaient déjà
amis. Fermín Romero de Torres, peut-être sous l'effet des sels de bain, s'était
ressaisi.
    – Voyez-vous,
monsieur Sempere, je n'avais jamais pensé faire carrière dans le monde des
intrigues internationales, parce que moi, mon cœur me portait vers les
humanités. Dès l'enfance j'ai senti l'appel de la poésie et j'ai voulu être
Sophocle ou Virgile, car les tragédies en langues mortes me donnent la chair de
poule. Mais mon père, qu'il repose en paix, était un butor qui ne voyait pas
plus loin que le bout de son nez et voulait à tout prix qu'un de ses enfants
entre dans la Garde Civile. Or aucune de mes sept sœurs n'a réussi à entrer
dans la Maréchaussée, malgré la pilosité faciale exubérante qui a toujours
affecté les femmes de ma famille du côté de ma mère. Sur son lit de mort, mon
géniteur m'a fait jurer que si je ne parvenais pas à coiffer le tricorne, je me
ferais au moins fonctionnaire et abandonnerais toute prétention à suivre ma
vocation pour la lyre. Je suis de la vieille école, vous comprenez, et obéir à
son père, même s'il est un âne, c'est sacré. Mais ne croyez pas que j'aie
négligé de me cultiver l'esprit dans mes années d'aventure. J'ai beaucoup lu,
et je pourrais vous réciter de mémoire des morceaux choisis de La vie est un
songe.
    – Allez, chef,
faites-moi le plaisir de mettre ces vêtements, car nous ne doutons pas un
instant de votre érudition, dis-je pour venir au secours de mon père.
    Le regard de
Fermín Romero de Torres débordait de gratitude. Il sortit de la baignoire,
rayonnant. Mon père l'enveloppa dans une serviette. Le clochard riait aux anges
de sentir le linge propre sur sa peau. Je l'aidai à Passer les vêtements deux
fois trop grands. Mon père ôta sa ceinture et me la tendit pour que je l'ajuste
sur le mendiant.
    – Vous voilà
beau comme une image, disait mon Père. N'est-ce pas, Daniel ?
    – On le
prendrait pour un acteur de cinéma.
    – Taisez-vous
donc, je ne suis plus ce que j'étais. J'ai perdu ma musculature herculéenne en
prison, et depuis...
    – Eh bien, moi,
je trouve que vous avez l'allure de Charles Boyer, objecta mon père. Ce qui me
fait penser que je voulais vous faire une proposition.
    – Pour vous,
monsieur Sempere, je suis prêt à tuer s'il le faut. Il suffit que vous me
disiez un nom, et j'expédie le quidam sans douleur.
    – Je ne vous en
demande pas tant. Ce que je voulais vous proposer, c'est un emploi à la
librairie. Il s'agit de rechercher des livres rares pour nos clients. C'est une
sorte de travail d'archéologie littéraire, il faut connaître aussi bien les
classiques que les techniques de base du marché noir. Je ne peux pas vous payer
beaucoup pour le moment, mais vous mangerez à notre table et, si cela vous va,
vous logerez chez nous jusqu'à ce que nous vous trouvions une bonne pension.
    Le clochard nous
regarda tous les deux, muet.
    – Qu'en
dites-vous ? demanda mon père. Vous entrez dans l'équipe ?
    Je crus que
Fermín Romero de Torres allait dire quelque chose, mais au lieu de cela, il
éclata en sanglots.
     
     
    Avec sa première
paye, Fermín Romero de Torres s'acheta un chapeau d'artiste, des chaussures
pour la pluie, et décida de nous inviter, mon père et moi, à manger du filet de
taureau que l'on servait tous les lundis dans un

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