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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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connais pas grand-chose.
    – Personne n'y
connaît rien, ni Freud ni elles-mêmes, mais c'est comme l'électricité, pas
besoin de savoir comment ça fonctionne pour recevoir une secousse. Allez,
racontez-moi. Comment les aimez-vous ? Moi, excusez-moi, je pense qu'une
femme doit avoir tout ce qu'il faut là où il faut, pour qu'on ait par où la
prendre, mais vous, vous avez une tête à préférer les maigres, point de vue que
je respecte parfaitement, ne vous méprenez surtout pas, hein ?
    – Pour être tout
à fait sincère, je n'ai pas beaucoup d'expérience. Je n'en ai même aucune.
    Fermín Romero de
Torres me regarda attentivement, intrigué par cette manifestation d'ascétisme.
    – Je croyais que
cette fameuse nuit... vous savez, celle où vous avez reçu ce gnon...
    – Ce n'est pas
une simple gifle qui m'aurait fait tant souffrir...
    Il sembla lire
dans mes pensées et eut un sourire de solidarité.
    – Eh bien, ce
n'est pas plus mal, parce que le meilleur, avec les femmes, c'est de les
découvrir. Il n'y a rien qui vaille la première fois. On ne sait pas ce qu'est
la vie avant d'en avoir déshabillé une pour la première fois. Bouton après
bouton, comme si vous peliez une patate bien chaude par une nuit d'hiver.
Aaaaah... !
    Quelques
secondes plus tard, Veronica Lake faisait son entrée en scène, et Fermín avait
sauté d'une dimension dans une autre. Profitant d'une séquence où l'actrice se
reposait, Fermín m'annonça qu'il allait rendre visite au stand de confiseries
du hall pour se réapprovisionner. Après tant de mois à crever de faim, mon ami
avait perdu le sens de la mesure, mais, grâce à son métabolisme d'ampoule
électrique, il n'arrivait jamais à se défaire de son air affamé et de ses
traits émaciés de victime de guerre. Je demeurai seul, suivant distraitement ce
qui se passait sur l'écran. Je mentirais si je disais que je pensais à Clara.
Je pensais seulement à son corps, frémissant sous les coups de boutoir du
professeur de musique, luisant de sueur et de plaisir. Je quittai l'écran des
yeux et avisai à cet instant le spectateur qui venait d'entrer. Je vis sa
silhouette s'avancer jusqu'au milieu des fauteuils d'orchestre, six rangées
devant moi, et prendre place. Les cinémas regorgent de gens seuls, pensai-je.
Comme moi.
    J'essayai de me
concentrer en reprenant le fil de l'action. Le jeune premier, un détective
cynique mais au cœur tendre, expliquait à un personnage secondaire que les
femmes comme Veronica Lake étaient la perdition de tout homme digne de ce nom,
et que, même en sachant cela, on ne pouvait que les aimer désespérément et
mourir trahi par leur perfidie. Fermín Romero de Torres, devenu un critique
averti, appelait ce genre d'histoires « le conte de la mante religieuse » . Selon lui, ce
n'était là que fantasmes misogynes pour bureaucrates constipés et vieilles
filles rêvant de se précipiter dans le vice afin de mener une vie de stupre et
de luxure. Je souris en imaginant les commentaires de bas de page auxquels se
serait livré mon ami s'il avait manqué son rendez-vous au stand des
confiseries. Mon sourire se figea en moins d'une seconde. Le spectateur assis
six rangées devant moi s'était retourné et me regardait fixement. Le faisceau
nébuleux du projecteur traversait les ténèbres de la salle, rai de lumière
changeante qui dessinait des lignes et des taches de couleur indécises. Je
reconnus immédiatement l'homme sans visage, Coubert. Son regard sans paupières
brillait, acéré. Son sourire sans lèvres se pourléchait dans l'obscurité. Je
sentis des doigts froids serrer mon cœur comme des tenailles. Deux cents
violons éclatèrent sur l'écran, il y eut des coups de feu, des cris, et la
scène vira au noir. Un instant, le parterre fut plongé dans l'obscurité totale,
et je pus entendre les battements qui martelaient mes tempes. Lentement, une
nouvelle scène vint éclairer la salle, répandant des halos de bleu et de
pourpre. Je me retournai et pus voir une silhouette remonter l'allée
centrale et croiser Fermín Romero de Torres revenant de son safari
gastronomique. Il se faufila dans sa rangée pour reprendre sa place. Il me
tendit un chocolat praliné et m'observa d'un air circonspect.
    – Daniel, vous
êtes blanc comme une cuisse de bonne sœur. Tout va bien ?
    Un souffle
invisible balayait les rangées de fauteuils.
    – Drôle d'odeur,
commenta Fermín Romero de Torres. Ça sent le pet rance, de notaire ou

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