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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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de
procureur.
    – Non, ça sent
le papier brûlé.
    – Allez, prenez
un Sugus au citron, ça guérit tout.
    – Je n'en ai pas
envie.
    – Alors
gardez-le, on ne sait jamais, un Sugus est toujours bienvenu en cas de coup
dur.
    Je mis le bonbon
dans la poche de ma veste et supportai la suite du film sans prêter attention
ni à Veronica Lake ni aux victimes de ses fatals appas. Fermín Romero de Torres
s'était laissé emporter par le spectacle et les chocolats. Quand, la séance
terminée, la lumière se fit dans la salle, j'eus l'impression de m'éveiller
d'un mauvais rêve et fus tenté de prendre la présence de cet individu aux
fauteuils d'orchestre pour une illusion, un sale tour de ma mémoire, mais son
bref regard dans l'obscurité avait suffi à me faire parvenir le message. Il ne
m'avait pas oublié, pas plus que notre pacte.
     
     
     
     
    2
     
     
     
    Les premiers
effets de l'arrivée de Fermín se firent vite sentir : je découvris que
j'avais beaucoup plus de temps libre. Quand Fermín n'était pas sur le sentier
de la guerre pour capturer quelque volume exotique afin de satisfaire les
commandes des clients, il rangeait les réserves de la librairie, concevait des
stratagèmes de promotion commerciale dans le quartier, astiquait l'enseigne et
les glaces de la vitrine ou lustrait les reliures avec un chiffon et de
l'alcool. Profitant de cette situation, je décidai de consacrer mes loisirs à
deux activités que j'avais précédemment négligées : continuer mes
recherches sur l'énigme Carax et, surtout, essayer de passer plus de temps avec
mon ami Tomás Aguilar qui me manquait.
    Tomás était un
garçon méditatif et réservé que les gens craignaient à cause de ses allures de
dur, de son air sérieux et menaçant. Il était bâti en lutteur de foire, avec
des épaules de gladiateur, un regard farouche et pénétrant. Nous nous étions
connus bien des années auparavant, à l'occasion d'une bagarre, pendant ma
première semaine chez les jésuites de Caspe. Son père était venu le chercher à
la sortie des cours, accompagné d'une enfant qui devait être sa fille et dont
il se confirma qu'elle était effectivement la sœur de Tomás. Ayant eu l'idée
malencontreuse de faire une plaisanterie stupide sur celle-ci, je n'avais pas
eu le temps de cligner de l’œil que Tomás m'était déjà tombé dessus avec une
dégelée de coups de poing qui m'avait laissé en compote pendant plusieurs
semaines. Tomás était deux fois plus grand, plus fort et plus féroce que moi.
Dans ce duel qui avait eu lieu dans la cour, au milieu d'un chœur de gamins
assoiffés de combats sanguinaires, j'avais perdu une dent et gagné un sens
nouveau des proportions. Je n'avais pas voulu dénoncer à mon père ni aux
jésuites l'individu qui m'avait arrangé de la sorte, ni leur expliquer que son
géniteur avait contemplé cette rossée avec un plaisir évident en mêlant ses
vociférations à celles des collégiens.
    – C'était ma
faute, avais-je dit, désireux de tourner la page.
    Trois semaines
plus tard, Tomás était venu me voir pendant la récréation. Mort de peur,
j'étais resté paralysé et avais commencé à bafouiller, avant de comprendre
qu'il voulait seulement s'excuser, parce qu'il savait que c'était un combat
inégal et injuste.
    – C'est moi qui
dois te demander pardon d'avoir parlé comme ça de ta sœur, avais-je dit. Je
l'aurais fait l'autre jour, mais tu m'as écrasé la bouche avant que j'aie pu
dire un mot.
    Honteux, Tomás
regardait par terre. J'avais observé ce géant timide et silencieux qui errait
dans les cours et les couloirs du collège comme une âme en peine. Tous les
élèves – moi le premier – avaient peur de lui, et personne n'osait lui parler
ni même le regarder. Yeux baissés et presque en tremblant, il m'avait demandé
si je voulais bien être son ami. Je lui avais répondu que oui. Il m'avait tendu
la main et je l'avais serrée. Sa poignée de main faisait mal, mais je l'avais
supportée stoïquement. L'après-midi même, Tomás m'invitait à goûter chez lui et
me montrait dans sa chambre la collection d’étranges engins qu'il fabriquait à
partir de pièces de quincaillerie.
    – C'est moi qui
les ai faits, m'avait-il expliqué avec I fierté.
    J'étais
incapable de comprendre ce que c'était ou prétendait être, et j'avais manifesté
mon admiration. Il me semblait que ce garçon solitaire et grandi trop vite s'était
construit ses propres amis en fer-blanc, et que

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