L'ombre du vent
passant le seuil. J'ai failli ne pas vous
reconnaître... vous voici un homme, maintenant !
Elle me serra
dans ses bras en versant quelques larmes et en me tâtant le crâne, les épaules
et la figure pour voir si je ne m'étais rien cassé pendant son absence.
– Vous manquez
beaucoup à la maison, mon petit monsieur, dit-elle en baissant les yeux.
– C'est toi qui
m'as manqué, Bernarda. Allons, embrasse-moi.
Elle me donna un
baiser timide et je lui en plaquais deux, sonores, sur chaque joue. Elle rit.
Je lus dans ses yeux qu'elle attendait que je lui pose des questions sur Clara,
mais je n'en avais pas l'intention.
– Je te vois en
pleine forme et très élégante. Qu'est-ce qui t'a décidée à nous rendre
visite ?
– Eh bien, la
vérité c'est que je voulais venir depuis longtemps, mais vous savez comment va
la vie, je suis très occupée, parce que M. Barceló a beau être un grand savant,
il est comme un enfant, et je suis bien forcée de faire contre mauvaise fortune
bon cœur. Ce qui m'amène aujourd'hui, voyez-vous, c'est qu'on fête demain
l'anniversaire de ma nièce, celle de San Adrián, et j'aimerais lui apporter un
cadeau. J'ai pensé à un bon livre, avec plein de choses écrites et pas beaucoup
d'images, mais comme je suis empotée et que je ne comprends pas...
Avant que j'aie
pu répondre, la boutique fut ébranlée par un tintamarre balistique dû à la
chute des œuvres complètes de Blasco Ibañez reliées plein cuir. Nous
sursautâmes, Bernarda et moi, et levâmes les yeux. Fermín se laissa glisser le
long de l'échelle comme un trapéziste, un sourire florentin aux lèvres, les
yeux chargés de concupiscence et d'extase.
– Bernarda,
voici...
– Fermín Romero
de Torres, assistant bibliographique de Sempere & fils, à vos pieds,
madame, proclama Fermín en saisissant la main de Bernarda et en la baisant avec
cérémonie.
En quelques
secondes, Bernarda était devenue rouge comme un piment.
– Mon Dieu, vous
faites erreur, je ne suis pas une dame...
– Vous êtes au
moins une marquise, trancha Fermín. On ne me trompe pas, moi qui fréquente le
gratin de l'avenue Pearson. Accordez-moi l'honneur de vous conduire à notre
section des classiques pour la jeunesse et l'enfance où je vois que nous avons,
providentiellement, une compilation des meilleures histoires d'Emilio Salgari
avec les aventures épiques de Sandokan.
– Mon Dieu, je
ne sais pas, je me méfie des vies de saints, parce que, vous comprenez, le père
de la petite fille est très CNT *.
– Soyez sans
crainte, j'ai ici rien de moins que L'Ile mystérieuse de Jules Verne,
récit d'aventures palpitantes au contenu hautement éducatif pour tout ce qui
concerne les progrès de la technique...
– Si ça vous
semble convenir...
Je les suivais
en silence, observant Fermín qui n'épargnait pas sa salive et Bernarda ahurie
par les prévenances de ce petit homme aux gestes de camelot et au discours de
bonimenteur de foire, qui la couvait des yeux avec un enthousiasme réservé
d'habitude aux chocolats Nestlé.
– Et vous,
monsieur Daniel, qu'en pensez-vous ?
_________________
* Confédération nationale du
travail, syndicat (clandestin à l'époque) de tendance anarchiste.
– Ici, l'expert
est M. Romero de Torres. Tu peux lui faire confiance.
– Alors je
prends celui de l'île, si vous me faites un paquet. Qu'est-ce que je vous
dois ?
– C'est la
maison qui vous l'offre, dis-je.
– Ah non,
certainement pas...
– Madame, si
vous m'y autorisez, vous ferez de moi l'homme le plus heureux de Barcelone en
acceptant ce cadeau de Fermín Romero de Torres.
Bernarda nous
regarda, interdite.
– Écoutez, moi
je paye toujours ce que j'achète, et c'est un cadeau que je veux faire à ma
nièce...
– Alors vous me
permettrez, en manière de troc, de vous inviter à goûter, lança Fermín en se lissant les cheveux.
– Accepte,
Bernarda, dis-je pour l'encourager. Tu verras que ça te plaira. Je te fais le
paquet pendant que Fermín va prendre sa veste.
Fermín se
précipita dans l'arrière-boutique et en profita pour se donner un coup de
peigne et se parfumer. Je lui remis quelques billets pris dans la caisse afin
qu'il puisse inviter Bernarda.
– Où puis-je
l'emmener ? me chuchota-t-il, nerveux comme un gosse.
– Moi, j'irais
au café d'Els Quatre Gats. Je sais qu'il porte bonheur dans les affaires de
cœur.
Je tendis le
livre empaqueté à Bernarda et lui fis un clin d'œil.
– Qu'est-ce
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