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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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pusillanime et un débile mental. Pour compenser ces
tares honteuses, il avait engagé toutes sortes de professeurs
particuliers dans le but de faire de son rejeton une personne normale « Je
veux que vous vous occupiez de mon fils .comme s'il était un imbécile,
nous sommes bien d'accord ? » l'avais-je entendu dire en de
nombreuses occasions. Les professeurs usaient de toutes les méthodes, y compris
les supplications, mais Tomás avait l'habitude de ne s'adresser à eux qu'en latin,
langue qu'il maîtrisait avec une fluidité papale et dans laquelle il ne
bégayait pas. Tôt ou tard; les répétiteurs à domicile donnaient leur démission,
Par découragement et par peur que leur pupille ne soit possédé et ne leur
transmette des consignes démoniaques en araméen. L'unique espoir de M. Aguilar
était que le service militaire fasse de son fils un homme présentable.
    Beatriz, la sœur
de Tomás, avait un an de plus que nous. Nous lui devions
notre amitié. Bea Aguilar était le portrait vivant de sa mère et le trésor
chéri de son père. Rousse et très pâle, elle exhibait toujours de luxueux
vêtements de soie ou de laine. Dotée d'une taille de mannequin, elle marchait
droite comme un piquet, imbue de sa personne et se croyant la princesse du
conte qu'elle s'était elle-même forgé. Elle avait les yeux d'un bleu-vert
qu'elle qualifiait d’« émeraude et saphir ». Malgré de longues années
passées chez les bonnes sœurs, ou peut-être à cause de cela, Bea buvait de
l'anis dans de grands verres en cachette de son père, mettait des bas de soie
de la marque Perla Gris, et se maquillait comme les vampiresses
cinématographiques qui troublaient le sommeil de mon ami Fermín. Je ne pouvais
pas la voir en peinture, et elle répondait à ma franche hostilité par des
regards languides de dédain ou d'indifférence. Bea avait un fiancé qui faisait
son service militaire en Murcie en qualité d'aspirant, un Phalangiste gominé
nommé Pablo Cascos Buendia, appartenant à une vieille famille propriétaire de
nom breux chantiers navals dans les Rias.
L'aspirant Cascos Buendia, qui passait la moitié de son temps en permission
grâce à un oncle bien placé au Gouvernement Militaire, pérorait sans fin sur la
supériorité génétique et spirituelle de la race espagnole et le déclin imminent
de l'Empire bolchevique.
    – Marx est mort,
disait-il sur un ton solennel.
    – En 1883,
concrètement répondais-je.
    – Toi, tu la
fermes, pauvre type, sinon je te fous un pain qui t'expédiera jusqu'à la Rioja.
    J'avais plus
d'une fois surpris Bea souriant intérieurement aux âneries que débitait son
fiancé l'aspirant. Alors, elle levait les yeux et m'observait, impénétrable. Je
lui souriais, avec cette vague sympathie qui s'instaure entre des ennemis ayant
conclu une trêve indéterminée, mais elle fuyait aussitôt mon regard. Je me
serais fait tuer plutôt que de l'avouer : au fond, j'avais
peur d'elle.

 
     
     
     
     
     
    3
     
     
     
     
    Au début de
cette année-là, Tomás et Ferm í n Romero de Torres décidèrent d'unir
leurs génies respectifs pour un nouveau projet qui, selon eux, devait nous
libérer du service militaire, mon ami et moi. Ferm í n, tout
particulièrement, ne partageait pas l'enthousiasme de M. Aguilar pour cette
expérience virile.
    – Le service
militaire ne sert qu'à découvrir le pourcentage de lèche-bottes qui sévissent
ici-bas, expliquait-il. Et cela ne demande pas plus de deux semaines, pas
besoin de deux ans. Armée, Mariage, Église et Banque : les quatre
cavaliers de l'Apocalypse. Oui, oui, vous pouvez rire.
    Les théories
anarcho-libertaires de Fermín Romero de Torres devaient en prendre un coup
certaine après-midi d'octobre où, par un de ces hasards que nous réserve le
destin, nous reçûmes la visite d'une vieille mie. Mon père procédait à
l'estimation d'une bibliothèque à Argentona et ne devait pas revenir avant le
soir. Je m'occupais de la vitrine pendant que Fermín se livrait à ses
habituelles manœuvres d'équilibriste en grimpant à l'échelle pour ranger le
rayonnage supérieur, à quelques centimètres du plafond. Peu avant la fermeture,
alors que déjà le soleil se couchait, la silhouette de Bernarda se découpa
derrière la vitrine. Elle était vêtue de ses habits du jeudi, son jour libre,
et me salua de la main. A sa seule vue, je me sentis le cœur en fête et lui fis
signe d'entrer.
    – Mon Dieu,
comme vous avez grandi ! dit-elle en

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