L'ombre du vent
j'étais le premier à qui il les
présentait. C'était son secret. Je lui avais parlé de ma mère et confié combien
elle me manquait. Quand ma voix s'était étranglée, Tomás m'avait étreint en
silence. Nous avions dix ans. Depuis ce jour, Tomás était devenu mon meilleur –
et moi son unique – ami.
Malgré ses airs
belliqueux, Tomás était une âme pacifique et pleine de bonté à laquelle son
aspect évitait toute confrontation. Il bégayait facilement, surtout quand il
devait s'adresser à quelqu'un qui n'était ni sa mère, ni sa sœur, ni moi, ce
qu'il ne faisait presque jamais. Les inventions extravagantes et les engins
mécaniques le fascinaient, et j'avais vite découvert qu'il désossait toutes
sortes d'ustensiles, des phonographes aux machines à calculer, afin d'en percer
les secrets. Quand il ne jouait pas avec moi ou ne travaillait pas avec son
père, Tomás passait la plus grande partie de son temps enfermé dans sa chambre,
à construire des vistemboirs incompréhensibles. Il débordait d'intelligence
autant qu'il manquait de sens pratique. Son intérêt pour le monde réel se
cristallisait sur la synchronie des feux de croisement de la Gran V í a, les mystères
des fontaines lumineuses de Montjuïc ou les automates du parc d'attractions du
Tibidabo.
Tomás
travaillait tous les soirs dans le bureau paternel et, parfois, en sortant, il
passait à la librairie. Mon père s'intéressait toujours à ses inventions et lui
faisait cadeau de manuels de mécanique ou de biographies d'ingénieurs comme
Eiffel et Edison, que Tomás idolâtrait. Au fil des ans, Tomás s'était pris
d'une grande affection pour lui, et cherchait à inventer un système d'archivage
automatique des fiches bibliographiques à partir des pièces d'un vieux
ventilateur. Il travaillait depuis quatre ans sur ce projet, et mon père
continuait d'afficher son enthousiasme pour ses progrès, afin de ne pas le
décourager. Au début, je m'étais inquiété de la réaction de Fermín face à mon
ami.
– Vous devez
être l'ami inventeur de Daniel. Je suis très honoré de faire votre
connaissance. Fermín Romero de Torres, assistant bibliographique de la
librairie Sempere, pour vous servir.
– Tomás Aguilar,
balbutia mon ami en souriant et en serrant la main de Fermín.
– Attention, ce
n'est pas une main que vous avez là, c'est une presse hydraulique, et j'ai
besoin de conserver des doigts de violoniste pour travailler dans cette maison.
Tomás lâcha
prise en s'excusant.
– A propos,
quelle est votre position vis-à-vis du théorème de Fermat ? s'enquit Fermín
en se massant les doigts.
Là-dessus, ils
se lancèrent dans une discussion incompréhensible sur les arcanes de la science
mathématique qui, pour moi, était du chinois. Fermín le vouvoyait ou l'appelait
professeur, et faisait semblant de ne pas remarquer son bégaiement. Tomás, pour
répondre à la patience infinie dont Fermín faisait preuve à son égard, lui
apportait des boîtes de chocolats suisses enveloppés dans des photos de lacs
d'un bleu impossible, de vaches sur des pâturages vert Technicolor, et de pendules
à coucou.
– Votre ami
Tomás a du talent, mais il ne sait pas diriger sa vie, il manque un peu du
culot indispensable pour faire carrière, jugeait Fermín Romero de Torres.
L'esprit scientifique en a besoin. Voyez Albert Einstein. Il a découvert un tas
de choses prodigieuses et puis, la première à laquelle on trouve une
application pratique, c'est la bombe atomique. En plus, avec son allure de
boxeur, il aura beaucoup de difficultés dans les cercles académiques, parce
que, sur cette terre, le préjugé domine tout.
Voulant sauver
Tomás d'une vie de privations et d'incompréhension, Fermín avait décidé qu'il
fallait absolument lui faire cultiver son élocution et sa sociabilité.
– L'homme, en
bon simien, est un animal social, et ce qui prime en lui c'est le copinage, le
népotisme, le piston et le commérage comme mesure intrinsèque du comportement
éthique, argumentait-il. C'est purement biologique.
– C'est
méprisable.
– Quel plouc
vous faites parfois, Daniel.
Tomás avait la
tête dure comme son père, un prospère administrateur de biens qui avait
installé ses bureaux dans la rue Pelayo, près des grands magasins El Siglo. M.
Aguilar appartenait à cette race des esprits privilégiés qui ont toujours
raison. Homme de convictions profondes, il affirmait, entre autres choses, que
son fils était un être
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