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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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lui
donnent sa chaire et les examens de fin d'année, ce type aurait même pu se
taper la Pasionaria, si elle avait fait partie de ses élèves.
    – N'exagérez pas, Fermín. Velázquez nous règle toujours rubis sur
l'ongle et même d'avance, et il fait notre éloge à qui veut l'entendre, lui
rappela mon père.
    – Cet argent est souillé du sang de vierges innocentes, protesta
Fermín. Grâce à Dieu, je n'ai jamais couché avec une mineure, et ce n'est pas
faute d'en avoir eu l'envie et l'occasion. Tel que vous me voyez aujourd'hui je
ne suis pas dans ma meilleure forme mais il y eut un temps où, question
présentation et vigueur, je me posais là : eh bien ! ça ne m'empêcha
pas, si je flairais en elles le moindre dévergondage précoce, d'exiger, pour ne
pas manquer à l'éthique, la carte d'identité ou, à défaut, l'autorisation
paternelle. Mon père leva les yeux au ciel.
    – Il est impossible de discuter avec vous, Fermín.
    – C'est que quand j'ai raison, j'ai raison.
    Je pris le paquet que j'avais moi-même préparé la veille au soir,
quelques Rilke et un essai apocryphe attribué à Ortega y Gasset sur les
manifestations et la profondeur du sentiment national, et laissai Fermín et mon
père débattre des bonnes et mauvaises mœurs.
    La journée était splendide, avec un ciel bleu vif et une brise pure et
fraîche qui sentait l'automne et la mer. Ma Barcelone préférée a toujours été
celle d'octobre lorsque nous prennent des envies de promenades et que nous nous
sentons mieux rien que d'avoir bu l'eau de la fontaine des Canaletas qui, ces
jours-là, miracle, ni même plus le goût de chlore. Je marchais d'un pas rapide,
évitant les cireurs de chaussures, les gratte-papier qui revenaient de leur
pause-café, les vendeurs de billets de loterie et un ballet de balayeurs qui se
semblaient nettoyer la ville au pinceau, sans hâte et par petites touches
pointillistes. A l'époque, Barcelone commençait à se remplir de voitures, et à
la hauteur du feu de la rue Balmes j'observai sur les deux trottoirs des
quadrilles de bureaucrates en gabardine grise couver de leurs yeux faméliques
une Studebaker comme s’il s’agissait d'une diva au saut du lit. Je remontai la
rue Balmes jusqu'à la Gran Via, en affrontant les feux de croisement, les
tramways, les voitures et même des side-cars. Dans une vitrine, je vis un
placard publicitaire de la maison Philips qui annonçait la venue d'un nouveau
messie, la télévision, dont il était dit qu'elle changerait notre vie et nous
transformerait tous en créatures du futur, à l'image des Américains. Fermín R omero de Torres, toujours au courant des inventions, avait déjà prophétisé la
suite.
    – La télévision est l'Antéchrist, mon cher Daniel, et je vous dis, moi,
qu'il suffira de trois ou quatre générations pour que les gens ne sachent même
plus lâcher un pet pour leur compte et que l'être humain retourne à la caverne,
à la barbarie médiévale et à l'état d'imbécillité que la limace avait déjà
dépassé au Pléistocène. Ce monde ne mourra pas d'une bombe atomique, comme le
disent les journaux, il mourra de rire, de banalité, en transformant tout en
farce et, de plus, en mauvaise farce.
    Le bureau du professeur Velázquez se situait au deuxième étage de la
Faculté des Lettres, au fond d'une galerie au carrelage noir et blanc, éclairée
par des baies vitrées poussiéreuses donnant sur le côté sud de la cour. Je
trouvai le professeur à la porte d'une salle, faisant semblant d'écouter une
étudiante aux formes spectaculaires moulées dans un tailleur grenat qui lui
enserrait la taille et laissait dépasser une paire de mollets hellènes dans des
bas de fine soie. Le professeur Velázquez avait une réputation de don Juan, et
beaucoup prétendaient que l'éducation sentimentale d'une jeune fille à la page
ne pouvait être complète sans un ces week-ends légendaires passés dans un hôtel
discret de la promenade de Sitges, à réciter des alexandrins en tête à tête avec l'éminent
enseignant. Mû par mon instinct du commerce, je me gardai bien d'interrompre
leur entretien, et décidai de tuer le temps en me livrant à une radiographie de
l'heureuse élue. Je ne sais si ma balade primesautière m'avait excité, ou si c'était le fait
d'avoir dix-huit ans et de passer plus de temps en compagnie des muses
surprises dans de vieux volumes qu'en celle de jeunes filles en chair et en os
qui me semblaient toujours à des

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