L'ombre du vent
que
je vous dois, monsieur Daniel ?
Je mentis :
– Je ne sais
pas. Je te le dirai plus tard. Il n'y avait pas de prix sur le livre et il faut
que je demande à mon père.
Je les vis
s'éloigner bras dessus, bras dessous et disparaître dans la rue Santa Ana, et
me dis qu'il se trouvait peut-être au ciel un être de garde qui avait décidé
d'accorder à ces deux-là trois ou quatre gouttes de bonheur. J'accrochai le
panneau FERMÉ sur la vitrine. Je passai un moment dans l'arrière-boutique à
consulter le livre où mon père notait les commandes, et j'entendis la clochette
de la porte. Je pensai que Fermín avait oublié quelque chose, ou que mon père
était peut-être déjà de retour d'Argentona.
– Qui est
là ?
Plusieurs
secondes s'écoulèrent sans réponse. Je continuai de feuilleter le registre.
J'entendis des
pas lents dans la boutique.
– Fermín ?
Papa ?
Toujours pas de
réponse. Je crus percevoir un rire étouffé et posai le livre. Probablement un
client, qui n'avait pas tenu compte de l'écriteau FERMÉ. Je me disposais à
aller m'occuper de lui quand me parvint le bruit de plusieurs volumes tombant
par terre. J'avalai ma salive. J'attrapai un coupe-papier et me dirigeai avec
précaution vers la porte de l'arrière-boutique. Je n'osai pas appeler encore
une fois. Puis j'entendis les pas s’éloigner. La clochette retentit de nouveau,
et je sentis le courant d'air venant de la rue. J'entrai dans la bou tique. Il n'y avait
personne. Je respirai profondément, en me sentant ridicule et
lâche. J'allais retourner dans l'ar rière -boutique quand
j'aperçus le bout de papier laissé sur le comptoir. En
m'approchant, je constatai qu'il s'agissait d'une
photographie, une vieille épreuve de studio, de celles qu'on
avait l'habitude d'imprimer sur du carton épais. Les bords étaient brûlés et
l'image, enfumée, semblait labourée par des traces de doigts salis de cendres. Je
l'examinai sous une lampe. On y voyait un jeune couple, souriant
pour l'objectif. Lui ne semblait pas avoir plus de dix-sept
ou dix-huit ans, ses cheveux étaient clairs et ses traits aristocratiques,
fragiles. Elle paraissait un peu plus jeune que lui, d'un ou deux ans au plus.
Elle avait le teint pâle et un visage ciselé, cerné par une chevelure noire,
courte, qui accentuait son regard ravi et rayonnant de
joie. Il avait passé le bras autour de sa taille, et elle semblait lui
chuchoter quelque chose d’ un air moqueur. Il se
dégageait de l'image une chaleur m'arracha un sourire, comme si, dans ces deux
inc onnus, j'avais reconnu de vieux amis. Derrière
eux s’étalait la devanture d'un magasin, pleine de chapeaux démodés. Je me
concentrai sur le couple. Leur habillement semblait indiquer que la photo
datait d'au moins vingt-cinq ou trente ans. C'était une image de lumière et
d'espoir, qui promettait des choses qui n'existent que dans les regards tout
neufs. Les flammes avaient dévoré presque tout le bord de la photo, mais on
devinait un visage sévère derrière le présentoir vétuste, une silhouette
fantomatique à travers les lettres gravées sur la devanture :
ANTONI FORTUNY
& FILS
Maison fondée en
1888
La nuit où
j'étais retourné au Cimetière des Livres Oubliés, Isaac m'avait raconté que
Carax utilisait le nom de sa mère, jamais celui de son père, Fortuny, et que
celui-ci tenait une chapellerie sur le boulevard San Antonio. Je scrutai de
nouveau le portrait du couple et j'eus la certitude que le jeune homme était
Julián Carax, qui me souriait des profondeurs du passé, incapable de voir les
flammes qui se refermaient sur lui.
1954
Ville
d'ombres
1
Le lendemain matin, Fermín arriva au travail porté par les ailes de
Cupidon, tout sourire et sifflotant des airs de boléro. En d'autres
circonstances, je me serais informé du goûter avec Bernarda, mais, ce jour-là,
je n'avais pas l'esprit au lyrisme. Mon père s'était engagé à livrer une
commande à onze heures chez le professeur Javier Velázquez dans son bureau de
la faculté, place de l'Université. Comme la seule mention d'un titre
universitaire provoquait chez Fermín une crise d'urticaire, je proposai de m'y
rendre.
– Cet individu est un cuistre, une crapule et un lèche-cul fasciste, proclama
Fermín en levant le poing d'une manière qui ne laissait pas d'équivoque, comme
chaque fois qu'il était pris du prurit justicier. Avec le pouvoir que
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