L'ombre du vent
années-lumière du fantôme de Clara Barceló,
toujours est-il qu'à force de lire chaque pli de l'anatomie de cette étudiante
que je voyais seulement de dos mais que j'imaginais en trois dimensions et en
perspective cavalière, je me mis à saliver comme devant un baba au rhum.
– Tiens, mais c'est Daniel, s'exclama le professeur Velázquez. Eh bien,
je préfère que ce soit toi et non pas cet olibrius qui est venu la dernière
fois, celui qui porte un nom de toréador, parce que j'ai eu la nette impression
qu'il avait bu ou qu'il était bon pour le cabanon. Figure-toi qu'il a eu le
culot de me demander l'étymologie du mot gland, sur un ton ironique
parfaitement déplacé.
– C'est que son docteur lui a prescrit un traitement très fort. Il
souffre du foie.
– Il peut bien prendre ce qu'il veut, grogna le professeur. Moi, à
votre place, j'appellerais la police. Il doit être fiché. Et il pue des pieds,
bon Dieu. Encore un de ces salauds de rouges qui ne se sont pas lavés depuis la
fin de la République.
Je m'apprêtais à inventer une excuse acceptable pour disculper Fermín,
quand l'étudiante qui s'était entretenue avec le professeur se tourna vers moi.
La stupéfaction me foudroya sur place.
En la voyant me sourire, je rougis jusqu'aux oreilles.
– Bonjour, Daniel, dit Beatriz Aguilar.
Je la saluai de la tête, muet à l'idée d'avoir bavé de concupiscence
sans savoir qu'elle était la sœur de Tomás, la Bea qui me faisait si peur.
– Ah ! ça, mais vous vous connaissez ? s'enquit le professeur
Velázquez, intrigué.
– Daniel est un vieil ami de la famille, expliqua Bea. Et il est le
seul qui ait eu le courage de me dire un jour que je suis snob et prétentieuse.
Velázquez me regarda, perplexe.
– Ça remonte à dix ans, nuançai-je. Et je ne parlais pas sérieusement.
– En tout cas, j'attends encore que tu me fasses des excuses.
Le professeur Velázquez rit de bon cœur et me prit le paquet des mains.
– Je crois bien que je suis de trop, dit-il en l'ouvrant. Ah,
magnifique ! Dis-moi, Daniel, préviens ton père que je cherche un livre
intitulé : Saint Jacques le Tueur de Maures, lettres de
jeunesse de Ceuta , de Francisco Franco Bahamonde, avec préface et notes de Pemán.
– C'est comme si c'était fait. Nous vous donnerons des nouvelles dans
une quinzaine.
– Je te prends au mot et je file, car j'ai trente-deux esprits en
friche qui m'attendent.
Le professeur m'adressa un clin d'œil et disparut à l’intérieur de la
salle de cours, me laissant seul avec Bea. Je ne savais où me mettre.
– Ecoute, Bea, pour l'insulte, c'est vrai que...
– Je te faisais marcher, Daniel. Je sais bien que c'était une histoire
de gamins, et Tomás t'a suffisamment tapé dessus pour ça.
– J'en ai encore mal.
Bea me souriait d'un air qui semblait annoncer la paix, ou du moins une
trêve.
– D'ailleurs tu avais raison, je suis un peu snob, et parfois un peu
prétentieuse, dit-elle. Tu ne m'aimes pas beaucoup, n'est-ce pas, Daniel ?
La question me prit au dépourvu, désarmé, ahuri de constater avec
quelle facilité l'antipathie que l'on ressent pour son ennemi peut disparaître
dès que celui-ci cesse de se comporter comme tel.
– Non, ce n'est pas vrai.
– Tomás dit qu'en réalité ce n'est pas moi que tu n'aimes pas. Tu ne
peux pas supporter mon père, et c'est à moi que tu le fais payer, parce qu'avec
lui tu n'oses pas. Je ne t'en veux pas. Personne n'ose, avec mon père.
Je restai d'abord interloqué, mais, en quelques secondes, je me
retrouvai à sourire et acquiescer.
– Si je comprends bien, Tomás me connaît mieux que moi-même.
– Ne t'en étonne pas. Mon frère sait juger son monde, seulement il ne
dit jamais rien. Mais le jour où il ouvrira la bouche, ça fera tomber les murs.
Il t'apprécie énormément.
Je haussai les épaules en baissant les yeux.
– Il parle tout le temps de toi, de ton père, de la librairie, et de
cet ami qui travaille avec vous et dont il dit que c'est un génie méconnu. On
dirait parfois qu’ilvous considère plus comme sa vraie famille que
celle qu'il a à la maison.
Je croisai son regard, dur, ouvert, sans crainte. Je ne sus que lui
répondre et me bornai à sourire. Je me sentis acculé par sa sincérité et
détournai les yeux vers la cour.
– Je ne savais pas que tu étais étudiante ici.
– C'est ma première année.
– En lettres ?
– Mon père trouve que les sciences ne sont pas faites pour le
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