L'ombre du vent
forme pâle s'agiter au fond du couloir.
– Des pigeons. Ils ont dû se glisser par un carreau cassé et faire leur
nid ici.
– C'est que, voyez-vous, ces sales oiseaux me donnent envie de vomir,
dit la concierge. C'est pas croyable, la quantité de crottes qu'ils peuvent
faire.
– N'ayez pas peur, madame Aurora, ils n'attaquent que quand ils ont
faim.
Nous avançâmes de quelques pas pour atteindre le bout du couloir et
déboucher dans une salle à manger qui donnait sur le balcon. On devinait le
contour d'une table déglinguée couverte d'une nappe effilochée semblable à un
linceul. Elle était flanquée de quatre chaises et de deux vitrines voilées par
la crasse, qui contenaient la vaisselle, une collection de verres et un service
à thé. Dans un coin, le vieux piano de la mère de Carax restait fidèle au
poste. Les touches avaient noirci et les jointures étaient à peine visibles
sous la couche de poussière. Devant le balcon languissait un fauteuil aux jupes
raides. A côté se dressait une table à café sur laquelle reposaient des
lunettes de lecture et une bible reliée en cuir blafard avec des filets dorés,
le genre cadeau de première communion. Le signet, un ruban écarlate, marquait
encore une page.
– Vous voyez ce fauteuil ? C'est là que le vieux a été retrouvé mort.
Le docteur a dit qu'il y était depuis deux jours. C'est triste de mourir comme
ça, seul comme un chien. Il est vrai qu'il l'avait bien cherché, mais ça me
fait quand même de la peine.
Je m'approchai du fauteuil mortuaire de M. Fortuny. Près de la bible,
une petite boîte contenait des photos en noir et blanc, de vieux portraits de
studio. Je m'agenouillai pour les examiner, hésitant un peu à les toucher. Je
me dis que j'étais en train de profaner les souvenirs d'un pauvre homme, mais
la curiosité l'emporta. La première image représentait un jeune couple avec un
enfant qui n’avait pas plus de quatre ans. Je le reconnus à ses yeux.
– Ah ! les voilà : M. Fortuny quand il était jeune, et sa
femme...
– Julián était enfant unique ?
La concierge haussa les épaules en soupirant.
– On racontait qu'elle avait fait une fausse couche après avoir été
battue par son mari, mais je ne sais pas. Les gens sont tellement médisants.
Une fois, Julián a raconté aux gosses de l'escalier qu'il avait une sœur que
lui seul pouvait voir, qu'elle sortait des miroirscomme si elle
était un nuage et qu'elle habitait avec Satan en personne dans un palais au
fond d'un lac. Mon Isabelita a eu des cauchemars pendant un mois entier. Faut
avouer que, des fois, ce gamin avait de drôles d'idées.
Je jetai un coup d'œil dans la cuisine. La vitre d'unepetite
fenêtre qui donnait sur une courette était cassée, et on entendait de l'autre
côté les battements d'ailes nerveux et hostiles des pigeons.
– Tous les étages ont la même distribution ? demandai-je.
– Ceux qui donnent sur la rue, c'est-à-dire ceux de la deuxième porte,
oui, mais celui-là, vu que c'est le dernier, est un peu différent, expliqua la
concierge, c'est la cuisine et une buanderie qui donnent sur la courette. Dans
ce couloir, il y a trois chambres et, fond, une salle de bain. Bien arrangé,
c'est très confortable, je vous assure. Cet appartement-là est pareil celui de
mon Isabelita, mais bien sûr, tel qu'il est maintenant, il ressemble à une
tombe.
– Vous savez où était la chambre de Julián ?
– La première porte est celle de la grande chambre à coucher. La
deuxième est celle d'une chambre plus petite. Je crois que ça devait être
celle-là.
Je pénétrai dans le couloir. La peinture des cloisons s'écaillait. Au
fond du corridor, la porte de la sale de bain était entrouverte. Un visage
m'observait dans le miroir. Ce pouvait être le mien, comme ce pouvait être
celui de la sœur qui vivait dans les miroirs. J'essayai d’ouvrir la deuxième
porte.
– Elle est fermée à clef.
La concierge me regarda, stupéfaite.
– Ces portes n'ont pas de serrure, dit-elle.
– Celle-là, si.
– Alors c'est le vieux qui a dû la poser, parce qu'aux autres étages...
Je baissai les yeux et remarquai que les traces de pas dans la
poussière arrivaient jusqu'à la porte fermée.
– Quelqu'un est entré dans cette chambre, dis-je. Récemment.
– Ne me faites pas peur, protesta la concierge.
J'allai à l'autre porte, qui n'avait pas de serrure. Elle s'ouvrit dès
que je la touchai et pivota avec un grincement rouillé. Au
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