L'ombre du vent
centre de la pièce
s'étendait un vieux lit à baldaquin, défait. Les draps étaient jaunis comme des
suaires. Un crucifix trônait au-dessus. Il y avait une petite glace sur une
commode, une cuvette ainsi qu'un pot à eau. Contre le mur, une armoire
entrouverte. Je contournai le lit pour atteindre la table de nuit, couverte
d'une plaque de verre qui emprisonnait des portraits de famille, des faire-part
d'enterrement et des billets de loterie. Sur cette table de nuit étaient
placées une boîte à musique en bois ouvragé et une pendule de voyage arrêtée
pour toujours sur cinq heures vingt. J'essayai de remonter la boîte à musique,
mais la mélodie s'interrompit net après six notes. J'ouvris le tiroir et
trouvait un étui à lunettes vide, des ciseaux à ongles, une blague à tabac et
une médaille de la Vierge de Lourdes. Rien d’autre.
– La clef de l'autre chambre doit bien être quelque part, dis-je.
– C'est l'administrateur qui doit l'avoir. Écoutez, je crois qu'on
ferait mieux de partir et...
Mon regard revint sur la boîte à musique. Je soulevai le couvercle et
aperçus une clef dorée qui bloquait le mécanisme. Je la pris, et la boîte à
musique se remit à égrener les notes. Je reconnus une mélodie de Ravel.
– Ça doit être la clef, dis-je à la concierge en souriant.
– Écoutez, si on a fermé la chambre, il doit bien y avoir une raison...
Ne serait-ce que par respect pour 1 mémoire de...
– Si vous préférez, vous pouvez m'attendre da votre loge, madame
Aurora.
– Vous êtes un démon. Allez, ouvrez-la, et qu'on en finisse.
3
Un souffle d'air glacé s'échappa en sifflant par le trou de la serrure
et vint me lécher les doigts pendant j'introduisais la clef. M. Fortuny avait
fait poser un verrou sur la porte de la chambre abandonnée par son fils,
au-dessus de la poignée. Mme Aurora me regardait avec appréhension, comme si
nous étions sur le point d’ouvrir la boîte de Pandore.
– Est-ce que cette chambre donne sur la rue ? demandai-je.
La concierge fit signe que non.
– Elle a une petite fenêtre qui donne sur la courette.
Je poussai la porte. Une obscurité profonde, impénétrable, se présenta
à nous. La mince clarté venant du couloir nous précéda comme un halo qui ne
faisait qu’effleurer les ombres. La fenêtre était masquée par des pages de
journal jaunies. J'arrachai le papier et un rai de lumière trouble traversa les
ténèbres.
– Doux Jésus ! murmura la concierge près de moi.
La chambre était infestée de crucifix. Ils pendaient du plafond, se
balançant au bout de ficelles, ou étaient cloués aux murs. Il y en avait des
dizaines. On pouvait en deviner dans tous les coins, gravés sur le bois des
meubles, griffonnés sur les dalles, peints en rouge sur les miroirs. Les
marques de pas qui allaient jusqu'au seuil traçaient un sentier dans la
poussière autour du lit où ne restait que le sommier, à peine une carcasse de
fer et de bois vermoulu. D'un côté de la chambre, sous la fenêtre, un
secrétaire fermé était surmonté de trois crucifix en métal. Je l'ouvris avec
mille précautions. Il n'y avait pas de poussière dans les jointures de
l'abattant en bois, ce qui laissait supposer que quelqu'un l'avait ouvert
récemment. Les serrures des six tiroirs avaient été forcées. J'inspectai
ceux-ci un à un. Vides.
Je m'accroupis devant le secrétaire. Je passai les doigts sur les
éraflures du bois. J'imaginai les mains de Julián Carax traçant ces
griffonnages, hiéroglyphes dont le temps avait emporté le sens. Au fond, on
devinait une pile de cahiers et un petit pot avec des crayons et des
porte-plume. Je pris un cahier pour le feuilleter. Des dessins, des mots sans
suite. Des exercices de calcul. Des phrases isolées, des citations de livres.
Des vers inachevés. Tous les cahiers semblaient identiques. Certains dessins se
répétaient de page en page, avec différentes variantes. Mon attention fut
attirée par le croquis d’un homme qui semblait être fait de flammes. Un autre
décrivait ce qui aurait pu être un ange, ou encore un, reptile lové sur une
croix. Il y avait des esquisses d'une demeure extravagante, une accumulation de
donjons et d'arcs de cathédrales. Le trait était ferme et témoignait d'un
instinct sûr. Le jeune Carax semblait avoir été un apprenti dessinateur non
dénué de talent, mais tous ses dessins restaient à l'état d'ébauches.
J'allais remettre le dernier
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