L'ombre du vent
profession.
Apparemment, pas d'adresses fiables non plus. Un simple coup d'œil à
l'annuaire des rues qui se trouvait sur le bureau de l'administrateur confirma
mes soupçons : l’adresse du supposé Me Requejo n'existait pas. J'en fis
aussitôt part à M. Molins, qui reçut la nouvelle comme une bonne blague.
– Vous voyez ? s'esclaffa-t-il. Qu'est-ce que je vous disais. Tous
des coquins.
– Auriez-vous le numéro de la boîte postale ?
– D'après la fiche, c'est le 2837, mais je ne suis pas sûr de bien lire
les chiffres de ma secrétaire, parce que, vous savez, les femmes ne sont pas
faites pour les mathématiques, elles sont surtout faites pour...
– Vous me permettez de regarder la fiche ?
– Mais comment donc. Voyez vous-même.
Il me la tendit pour que je l'examine. Les chiffres étaient
parfaitement lisibles : 2321. Je fus consterné en pensant à la fiabilité
de la comptabilité dans ce bureau.
– Vous avez bien connu M. Fortuny, de son vivant ? demandai-je.
– Assez bien, oui. Un homme très austère. Je me souviens que, lorsque
j'ai appris que la Française l'avait quitté, je lui ai proposé d'aller visiter
les putes avec quelques copains, dans un endroit fabuleux que je connais du
côté de la Paloma. Juste histoire de se changer un peu les idées, vous
comprenez ? Eh bien, rendez-vous compte, il a cessé de m'adresser la
parole et de me saluer dans la rue, comme si j'étais devenu invisible. Qu'est-ce
que vous en dites ?
– Sidérant ! Que pouvez-vous me raconter encore de la famille
Fortuny ? Vous vous en souvenez bien ?
– C'était une autre époque, soupira-t-il, nostalgique En tout cas, j'ai
connu le grand-père Fortuny, celui qui a fondé la chapellerie. Du fils, que
puis-je vous dire ? Elle ça oui, elle était fantastique. Quelle
femme ! Et honnête hein ? Malgré toutes les rumeurs et les médisances
qui ont couru sur son compte...
– Comme celle selon laquelle Julián ne serait pas l'enfant légitime de M.
Fortuny ?
– Et où avez-vous entendu ça ?
– Je vous l'ai dit, je suis de la famille. Tout se sait.
– On n'a jamais rien pu prouver.
– Mais on en a parlé, insistai-je.
– Les gens caquettent à qui mieux mieux. L'homme ne descend pas du
singe, il descend de la poule.
– Et que disaient les gens ?
– Vous prendrez bien un petit verre de rhum ? Il est d'Igualada,
mais il a un petit goût antillais... je ne vous dis que ça !
– Non merci, mais je vous tiendrai compagnie. Et pendant ce temps-là,
vous me raconterez...
Antoni Fortuny, que tout le monde appelait le chapelier,
avait rencontré Sophie Carax en 1899 sur le parvis de la cathédrale de
Barcelone. Il venait de faire un vœu à saint Eustache, lequel, parmi tous les
saints jouissant d'une chapelle particulière, avait la réputation d'être le
plus diligent et le moins exigeant quand il s 'agissait d'accomplir des miracles en matière d'amour. Antoni Fortuny,
qui avait déjà trente ans passés et n’en pouvait plus de solitude, voulait une
épouse et l'aimait déjà. Sophie était une Française qui vivait dans un foyer de
jeunes filles de la rue Riera Alta et donnait des cours particuliers de solfège
et de piano aux rejetons des familles les plus huppées de Barcelone. Elle n
'avait ni patrimoine ni parents, juste sa jeunesse et la formation musicale que
son père, pianiste dans un théâtre de Nîmes, avait pu lui donner avant de
mourir de tuberculose en 1886. Antoni Fortuny, en revanche, était un homme à
qui l’avenir souriait. Il avait hérité récemment du commerce de son père, une
chapellerie réputée sur le boulevard San Antonio où il avait appris le métier
qu'il rêvait d'enseigner un jour à son propre fils. Sophie Carax lui parut
fragile, belle, jeune, docile et fertile. En exauçant son vœu, saint Eustache
avait été à la hauteur de sa réputation. Après quatre mois de cour pressante,
Sophie accepta la demande en mariage. M. Molins, qui avait été l'ami du
grand-père Fortuny, fit remarquer à Antoni qu'il se mariait avec une inconnue,
que Sophie avait l'air d'une brave fille, mais qu'un tel hymen arrangeait
peut-être un peu trop ses affaires et qu'il ferait mieux d'attendre au moins un
an... Antoni Fortuny répliqua qu'il en savait suffisamment sur sa future
épouse. Le reste ne l'intéressait pas. Ils se marièrent à la basilique d'El Pino
et allèrent passer les trois jours de leur lune de miel dans un hôtel sur la
plage de Mongat.
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