L'ombre du vent
La veille de leur départ, le chapelier demanda en toute
confidence à M. Molins comment procéder dans les mystères de l'alcôve. Molins,
sarcastique, lui répondit de demander à sa femme. Le ménage Fortuny rentra à
Barcelone deux jours après. Les voisins dirent que Sophie pleurait en montant
l'escalier. Des années plus tard, Viçenteta devait jurer que Sophie lui avait
que le chapelier ne l'avait même pas touchée et que, quand elle avait tenté de
lui faire les premières avances, il l’avait traitée de roulure en exprimant son
dégoût pour l'obscénité de ses propositions. Au bout de six mois, Sophie
annonça à son mari qu'elle portait un enfant
dans ses entrailles. L'enfant d'un autre homme.
Antoni
Fortuny, qui avait vu son propre père battre sa mère un nombre infini de fois,
fit ce qu'il pensait correspondre à la situation. Il ne s'arrêta que lorsqu’il
lui sembla que la frapper encore ou même seulement
l'effleurer la tuerait. Même alors, Sophie refusa de révéler l'identité du père
du bébé. Antoni Fortuny, appliquant sa logique particulière, décida qu'il
s'agissait du démon, puisqu'il ne pouvait être que l'enfant du péché et que le
péché n'a qu'un père : le Malin. Ainsi convaincu que le diable s'était
glissé dans son foyer et entre les cuisses de sa femme, le chapelier n'eut de
cesse d'accrocher des crucifix partout : sur les murs, aux portes des
chambres et au plafond. Lorsque Sophie le vit semer des croix dans la chambre où
il l'avait confinée, elle prit peur et lui demanda, larmes dans la voix, s'il
était devenu fou. Aveuglé par la rage, il se retourna et la gifla. « Une
catin, comme les autres », cracha-t-il en la jetant sur le palier après
l'avoir consciencieusement étrillée avec sa ceinture. Le lendemain, quand
Antoni Fortuny ouvrit sa porte pour descendre à la chapellerie, Sophie n'avait
pas bougé, couverte de sang séché et grelottant de froid. Les médecins ne
purent réparer tout à fait les fractures sa main droite. Sophie Carax ne devait
plus jamais jouer du piano, mais elle donna le jour à un garçon qu'elle appela
Julián en souvenir du père qu'elle avait perdu trop tôt, comme tout le reste.
Fortuny pensa la chasser de la maison, mais il se dit que le scandale serait mauvais
pour son commerce. Personne n’achèterait un chapeau à un homme qui portait des
cornes : c'aurait été un contresens. Sophie avait dû s 'installer dans la
chambre du fond, obscure et froide. C'est là qu'elle mit son enfant au monde
avec l'aide de deux voisines. Antoni ne revint que trois jours plus tard.
« Voici le fils que Dieu t'a donné, lui annonça Sophie. Si tu veux punir
quelqu’un, punis-moi, mais pas cette créature innocente. L'enfant a besoin d'un
foyer et d'un père. Il n’est pas responsable de mes péchés. Je le supplie
d'avoir pitié de nous. »
Les
premiers mois furent difficiles pour tous deux. Antoni avait décidé de
rabaisser sa femme au rang de boniche. Ils ne partageaient plus ni le lit ni la
table, et échangeaient rarement une parole, sauf pour régler des questions
d'ordre domestique. Une fois par mois, le plus souvent à la pleine lune, Antoni
Fortuny faisait, au petit matin, acte de présence sous les draps de Sophie et,
sans prononcer un mot, se ruait sur celle qui avait été son épouse avec autant
d'impétuosité que d'incompétence. Profitant de l'intimité de ces rares moments
de paix armée, Sophie tentait de se réconcilier en lui murmurant des mots
d'amour et en lui prodiguant des caresses expertes. Le chapelier n'était pas
homme à céder aux futilités, et les égarements du désir s'évaporaient en
quelques minutes, voire quelques secondes. Ces assauts en chemise retroussée ne
produisirent aucun enfant. Après quelques années, Antoni Fortuny cessa de
visiter le lit de Sophie et prit l'habitude de lire les Saintes écritures
jusqu'à l'aube, en y cherchant la consolation de ses tourments .
Avec l'aide
des Évangiles, le chapelier faisait des efforts pour susciter dans son cœur un
amour pour cet enfant au regard profond qui aimait se moquer de tout et inventer
des ombres là où il n'y en avait pas. Il avait beau se forcer, il n'arrivait
pas à considérer le petit Julián comme le fils de son sang,
et ne se reconnaissait pas en lui. De son côté, l'enfant ne semblait guère
s'intéresser aux chapeaux, et pas davantage aux enseignements du catéchisme.
Quand venait Noël, Julián s'amusait à composer les
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