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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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Allez donc chercher Bernarda et emmenez-la au cinéma
ou faire du lèche-vitrines rue Puertaferrisa bras dessus, bras dessous, elle
adore ça.
    Fermín s'empressa de me prendre au mot et courut se
faire beau dans l'arrière-boutique, où il gardait toujours un costume de
rechange impeccable et toutes sortes d'eaux de Cologne et de pommades dans un
nécessaire que lui eût envié la célèbre cantatrice Concha Piquer. Quand il en
ressortit, il ressemblait à un jeune premier de films de série B, avec trente
kilos de moins. Il portait un complet qui avait appartenu à mon père et un
feutre trop grand de deux tailles, problème qu'il résolvait en y fourrant du
papier journal.
    – Parfait, Fermín. Avant que vous partiez... je voudrais
vous demander un service.
    – C'est comme si c'était fait. Commandez, je suis ici
pour obéir.
    – Mais je veux que tout ceci reste entre nous. Pas un
mot à mon père, d'accord ?
    Il sourit d'une oreille à l'autre.
    – Ah ! garnement. Ça concerne cette fille
époustouflante, pas vrai ?
    – Non. Il s'agit d'une enquête et d'une affaire
compliquée. C'est dans vos cordes, non ?
    – Ah ! bon, mais les histoires de filles aussi,
c'est mes cordes. Je vous dis cela au cas où vous auriez besoin un jour d'un
conseil technique, vous comprenez. Vous pouvez me faire confiance, comme au
médecin . Sans
faire de manières.
    – Je m'en souviendrai. Pour l’heure, j'ai besoin de
savoir à qui appartient une boîte postale de la Poste centrale de la rue
Layetana. Numéro 2321. Et si possible, qui prend le courrier adressé là. Vous
croyez que vous pourrez m'aider ?
    Fermín nota le numéro sur son cou-de-pied, sous la chaussette, au
stylo.
    – C'est du gâteau. Il n'y a pas d'organisme officiel qui
me résiste. Donnez-moi quelques jours, et je vous livrerai un rapport détaillé.
    – Et pas un mot à mon père, hein ?
    – Soyez sans crainte. Rappelez-vous que je suis le
Sphinx de Gizeh.
    – Je vous en remercie. Et maintenant, allez-y, et prenez
du bon temps.
    Je lui fis le salut militaire et le regardai s'en aller,
gaillard comme un coq qui se rend au poulailler. Cinq minutes ne s'étaient pas
écoulées quand j'entendis la clochette de la porte et levai les yeux des
colonnes de chiffres. Un individu engoncé dans une gabardine grise et coiffé
d'un feutre de même couleur venait d'entrer. Il arborait un sourire de camelot,
faux et forcé. Je regrettai que Fermín ne soit plus là, car il était expert
dans l'art de se débarrasser des vendeurs de camphre, naphtaline et
autres articles de ménage qui s'introduisaient de temps en temps dans la
librairie. Le visiteur m'adressa son rictus gras et fourbe, et prit un volume sur
une pile près de l'entrée, en attente d'estimation. Tout en lui respirait le
mépris. Tu ne me vendras rien, pas même un bonsoir, pensai-je.
    – Ça en fait des pages, hein ? dit-il.
    – C'est un livre : ordinairement, les livres ont un
certain nombre de pages. En quoi puis-je vous aider, mon sieur ?
    L'individu remit le volume à sa place et acquiesça d'un
air écœuré, en ignorant ma question.
    – C'est bien ce que je dis. Lire, c'est pour les gens
qui ont beaucoup de loisirs et rien à faire. Comme les femmes. Quand on doit
travailler, on n'a pas de temps pour la faribole. Dans la vie, faut trimer.
Vous n'êtes pas d'accord ?
    – C'est une opinion. Vous cherchiez quelque chose ?
    – Non, c'est pas une opinion, c'est un fait. Le
problème, dans ce pays, c'est que les gens ne veulent pas travailler. C'est
plein de branleurs partout, pas vrai ?
    – Je ne sais pas, monsieur. Ici, comme vous voyez, nous
vendons seulement des livres.
    L'individu s'approcha du comptoir, son regard continuant
de balayer la boutique et rencontrant parfois le mien. Son aspect et ses gestes
me semblaient vaguement familiers, sans pour autant savoir où je les avais vus.
Quelque chose en lui me faisait penser à ces figures que l'on voit sur les
cartes à jouer, chez les antiquaires ou les extralucides, un personnage échappé
des illustrations d'un incunable. Son allure avait quelque chose de funèbre et
de dangereux, comme une malédiction en costume du dimanche.
    – Si vous me dites en quoi je peux vous être utile…
    – C'est plutôt moi qui suis venu vous rendre un service.
Êtes-vous le propriétaire de cet établissement ?
    – Non. C'est mon père.
    – Prénom ?
    – Lequel, le mien ou celui de mon père ?
    L'individu m'adressa un sourire narquois. Le

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