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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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personnages de la crèche et
à imaginer des aventures au cours desquelles l'Enfant Jésus était enlevé par
les Rois mages à des fins sca breuses.
Il prit vite la manie de dessiner des anges avec des dents de loup, et
inventait des histoires d'esprits cagoulés qui sortaient des murs pour manger
les idées des gens pendant leur sommeil. Avec le temps, le chapelier perdit
tout espoir de conduire ce garçon dans le droit chemin. L'enfant n'était pas
un Fortuny et ne le serait jamais. Il prétendait qu'il s'ennuyait au collège et
revenait avec tous ses cahiers couverts de griffonnages
représentant des êtres monstrueux, des serpents ailés et des maisons vivantes
qui marchaient et dévoraient les imprudents. Il était déjà clair que la
fantaisie et l'invention l'intéressaient infiniment plus que la réalité
quotidienne qui l'entourait. De toutes les déceptions qu'Antoni Fortuny
accumula dans sa vie, aucune ne le fit davantage souffrir que cet enfant envoyé
par le démon pour se moquer de lui.
    A dix
ans, Julián annonça qu'il voulait devenir peintre, comme Vélasquez, car,
argumentait-il, il rêvait de réaliser les toiles que le maître n'avait pas eu
le temps de peindre au cours de sa vie parce qu'on l'avait obligé à faire le
portrait des débiles mentaux de la famille royale. En plus, Sophie, peut-être
pour tuer le temps et entretenir la mémoire de son père, eut l’idée de lui
donner des leçons de piano. Julián, qui adorait la musique, la peinture et
toutes les matières dépourvues d'utilité et de profit dans la société des
hommes.
    Il
apprit vite les rudiments de l'harmonie et décida qu'il préférait inventer ses
propres compositions plutôt que de continuer à jouer les partitions du livre de
solfège, ce qui était contre nature. Antoni Fortuny croyait encore qu’une une
partie des déficiences du garçon venait de son régime, trop marqué par les
habitudes culinaires françaises de sa mère. Il était bien connu que l'excès de
beurre conduisait à la ruine morale et abrutissait l'entendement. Sophie se vit
interdire à tout jamais de cuisiner au beurre. Les résultats ne furent pas
exactement ceux qu'il espérait.
    A douze
ans, Julián commença de perdre son intérêt fébrile pour la peinture et pour
Vélasquez, mais les espoirs qu'en conçut le chapelier
furent de courte durée. Julián abandonnait ses rêves de Prado pour un autre
vice, bien plus pernicieux. Il avait découvert la bibliothèque de la rue du
Carmel et consacrait chaque trêve que son père lui accordait dans la
chapellerie pour se précipiter dans ce sanctuaire des livres et dévorer des
volumes de romans, de poésie et d'histoire. La veille de ses treize ans, il
annonça qu'il voulait devenir quelqu'un nommé Robert Louis Stevenson, de toute
évidence un étranger. Fortuny annonça qu'il aurait du mal à devenir balayeur.
Il eut alors la certitude que son fils n'était qu'un incapable.
    Souvent,
Antoni Fortuny se retournait dans son lit sans pouvoir trouver le sommeil, en
proie à la rage et à la frustration. Dans le fond de son cœur, se disait-il, il
aimait cet enfant. Et même si elle ne le méritait pas, il aimait aussi cette
femme trop légère qui l'avait trahi dès premier jour. Il l'aimait de toute son
âme, mais à sa manière, qu’il estimait la bonne. Il demandait seulement à Dieu
de lui monter le chemin pour qu'ils soient heureux tous les trois, de
préférence aussi à sa manière. Il implorait le Seigneur de lui envoyer un
signe, une minuscule manifestation de sa
présence. Dieu, dans son infinie sagesse, et peut-être débordé par l'avalanche
de suppliques de tant d'âmes tourmentées, ne répondait pas. Tandis qu'Antoni
Fortuny se perdait en remords et en cuisants regrets, Sophie, de l'autre côté du
mur, s'éteignait lentement, voyant sa vie faire naufrage dans les flots de ses erreurs,
de sa solitude et de sa faute.
Elle n'aimait pas cet homme qu'elle servait, mais elle restait son épouse, et
elle ne concevait pas de le quitter et d'emmener son fils ailleurs. Elle se
souvenait avec amertume du véritable père de Julián et, avec le temps, apprit à
le haïr et à détester tout ce qu'il représentait, qui était aussi tout ce
qu'elle désirait ardemment. A défaut de conversation, le ménage commença
d'échanger des hurlements. Insultes et récrimination volaient dans
l'appartement comme des couteaux, atteignant quiconque osait se mettre sur leur
trajectoire, le plus souvent Julián.

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