L'ombre du vent
loup.
J’acquiesçai,
guère convaincu, et me disposai à poursuivre la tâche commencée par Fermín,
tandis que mon père retournait à sa correspondance. Entre deux paraphes, il me
lançait des regards à la dérobée. Je fis semblant de ne pas m'en apercevoir.
– Comment
ça s'est passé hier, avec le professeur Velázquez ? Bien ?
questionna-t-il, soucieux de changer de sujet
– Oui. Il
a été satisfait des livres. Il m'a dit qu'il cherchait un recueil de lettres de
Franco.
– Le Tueur de Maures . Mais il
est apocryphe… Une farce de Madariaga. Qu'est-ce que tu lui as dit ?
– Que nous
nous en occupions et lui donnerions des nouvelles
avant quinze jours.
– Tu as bien fait. Nous mettrons Fermín sur
l'affaire et le lui vendrons à prix d'or.
J'approuvai.
Nous poursuivîmes notre apparente routine. Mon père continuait de me regarder.
Nous y voilà, pensai-je.
– Hier,
une jeune fille très sympathique est passée. Fermín dit que
c'est la sœur de Tomás Aguilar ?
– Oui.
Mon père
hocha la tête d'un air entendu. Il m'accorda une minute de répit avant de revenir
à l'attaque, en semblant, cette fois, se rappeler soudain quelque chose.
– Écoute,
Daniel, la journée s'annonce calme, et tu as peut-être envie de te libérer pour
t'occuper de toi et de tes affaires. D'ailleurs, je trouve que, depuis quelque
temps, tu travailles trop.
– Ne
t'inquiète pas pour moi, merci.
– Je
pensais même laisser la boutique à Fermín et aller
au Liceo avec Barceló. Cette après-midi on joue Tan nhäuser , et il m'a
invité, parce qu'il a plusieurs fauteuils d'orchestre.
Il
affectait de lire le courrier. C'était un très mauvais acteur.
– Et
depuis quand aimes-tu Wagner ?
Il haussa
les épaules.
– A cheval
donné... Et puis, avec Barceló, l’opéra qu’on joue n'a pas d'importance, vu
qu'il passe toute la représentation à commenter le jeu des acteurs et critiquer
les costumes et le tempo. Il me parle souvent de toi. Tu devrais passer le voir
à son magasin.
– J'irai
un de ces jours.
– Alors,
si tu es d'accord, nous laisserons Fermín à la barre, et
nous irons nous distraire un peu, ça ne nous fera pas de mal. Et si tu as
besoin d'un peu d'argent...
– Papa,
Bea n'est pas ma petite amie.
– Et qui
parle de petite amie ? Personne à part toi.
Donc, si tu en as besoin, puise dans la caisse, mais laisse une note pour que Fermín n'ait pas
de mauvaise surprise à la fin de la journée.
Sur ces
mots, feignant de s'intéresser à autre chose, il disparut dans
l'arrière-boutique en souriant d'une oreille à l'autre. Je consultai la pendule. Il était dix heures et
demie du matin. J'avais rendez-vous avec Bea dans la cour de l'Université à cinq heures, et, bien malgré moi, la journée menaçait
d'être aussi longue que Les Frères
Karamazov.
Peu de
temps après, Fermín revint de chez l'horloger. Il
nous informa qu'un commando de voisines avait organisé une garde permanente pour
s'occuper du pauvre M. Federico, à qui le
docteur avait trouvé trois côtes cassées, des contusions multiples et une
déchirure rectale digne de figurer dans un manuel de médecine.
– Il a
fallu acheter quelque chose ? s'enquit mon père.
– Elles
avaient déjà assez de médicaments et de pommades pour ouvrir une boutique,
aussi me suis-je permis d'apporter des fleurs, un flacon d'eau de Cologne
Nenuco et trois bouteilles de jus d'abricot, dont M. Federico est
particulièrement friand.
– Vous
avez bien fait, approuva mon père. Vous me direz ce que je vous dois. Et lui,
comment l'avez-vous trouvé ?
– Réduit à
un petit tas de caca, pour ne rien vous cacher. Sachez que, rien qu'à le voir
recroquevillé sur son lit en gémissant qu'il voulait
mourir, j'ai été pris d’une envie de tuer. Je voulais me précipiter, armé jusqu'aux dents, à la Brigade Criminelle et nettoyer
à coups de tromblon une demi-douzaine de
poulets, en commençant par cette pustule suppurante de Fumero.
– Fermín , l'heure
n'est pas à faire des bêtises. Je vo us interdis
catégoriquement de bouger.
– C'est
vous qui commandez, monsieur Sempere.
– Et la
Pépita, comment prend-elle ça ?
– Avec une
présence d'esprit exemplaire. Les voisines l'ont dopée à coups de brandy et,
quand je l'ai vue, elle gisait inerte sur le canapé, où elle ronflait comme un
marteau-piqueur et expulsait des vents qui trouaient la tapisserie.
– Les
apparences sont parfois trompeuses. Fermín , je vais
vous
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