Louis Napoléon le Grand
aussi tumultueux que malheureux. Son père l'avait littéralement cédée à un Russe richissime, le comte Demidov, qui lui avait rendu la vie impossible. Du moins, la séparation, organisée par le tsar, sous l'oeil intéressé du roi Jérôme, avait-elle été avantageuse : 200 000 francs de rente pour elle... et 40 000 francs pour le papa, qui ne s'était pas oublié...
Entre Mathilde et Louis Napoléon resta toujours ce souvenir en forme de blessure secrète. Il éprouvait de l'attachement pour elle, mais un mariage avec cette divorcée de fait était d'autant plus difficile à envisager qu'elle entretenait une liaison tapageuse avec le comte de Nieuwerkerke.
Mathilde se prit probablement à rêver que, du moins, Louis Napoléon ne se marierait pas : aussi longtemps que le célibat de celui-ci se prolongerait, elle resterait en effet la première dame de France et ce rôle lui convenait tout à fait... Déjà, à l'Élysée, elle s'était vu reconnaître le rôle de maîtresse de maison, qu'elle continua de tenir aux débuts de l'installation aux Tuileries et dont, au demeurant, elle s'acquitta fort bien.
Sa réaction fut particulièrement violente lorsque son ex-fiancé s'ouvrit devant elle de son intention de convoler avec une autre. Pourtant une fois son intérim d'impératrice de fait achevé, elle sut conserver des relations plus que correctes avec Louis Napoléon. Si quelque chose en elle avait été brisé, elle n'en servit pas moins l'Empire et son maître en assumant une fonction que nul n'eût pu lui contester et qu'en tout état de cause ni Louis Napoléon, ni son épouse n'étaient capables ou simplement désireux d'occuper. Femme de goût, d'esprit et de culture, elle anima, tour à tour à Saint-Gratien et dans son hôtel de la rue de Courcelles, le plus brillant salon de l'époque. Au moins, les revenus qui lui furent servis aidèrent-ils à la promotion des lettres et des arts; les grands noms d'alors — Théophile Gautier, les Goncourt, Taine, Sainte-Beuve - furent ses hôtes familiers.
Harriet Howard n'accueillit pas mieux la nouvelle de l'union : un statut de maîtresse quasi officielle lui avait été attribué, que renforçait encore l'ampleur des services rendus. Elle, du moins, était célibataire. Mais l'origine de la fortune de cette jeune femme autrefois entretenue n'était qu'un secret de polichinelle. On l'écartera donc le moment venu, avec toute la correction désirable et de substantielles compensations: quelques millions, un titre de comtesse et l'honneur de veiller au sort des deux enfants qu'au fort de Ham le prince avait eus d'Alexandrine Vergeot.
Mais que de scènes pénibles, décidément, quand Louis Napoléon fera connaître aux uns et aux autres son choix.
Ce choix, il s'y détermine comme il le fait pour toutes ses décisions importantes: une longue réflexion solitaire, la maturation de l'idée qui s'élabore, et puis, la résolution foudroyante.
Mais pendant qu'il se prépare, seul, dans l'ignorance de tous — y compris, dans le cas d'espèce, de la principale intéressée — beaucoup croient pouvoir penser pour lui.
On songe bien sûr à un mariage politique: avec l'infante Christine, ou la princesse Wasa de Suède, ou la princesse Adélaïde de Hohenlohe... Mais qui pourrait bien avancer le nom d'Eugénie de Guzman, comtesse de Téba? Louis Napoléon la connaît depuis plusieurs années, sans que cela ait jamais paru susceptible de conséquences... Et pourtant...
Étrange jeune femme, au demeurant. Affublée d'une mère envahissante et calculatrice, qui, de toute évidence, cherche à la caser glorieusement. Espagnole, de bonne famille — son père a servi Napoléon I er , ce qui ne gâte rien —, elle est belle, très belle.
« Ce qui me plaisait, dira Stéphanie Tascher de La Pagerie, c'était son espèce de timidité et de doute d'elle-même, alliée à sa triomphante beauté. »
On ne saurait dire que l'étrange équipage qu'elle constitue avec sa mère ait gagné tous les coeurs. Parcourant sans arrêt l'Europe, elles peuvent passer pour des intrigantes.
En tout cas, Louis Napoléon est profondément épris. A-t-il été le jouet des savantes machinations ourdies par Mme de Montijo, laquelle aurait été utilement et intelligemment conseillée par ses proches : Mérimée, un ami de longue date, et Ferdinand de Lesseps, son cousin? Louis Napoléon, qui n'avait certes pas l'habitude de voir les femmes lui résister, s'est-il résigné, comme l'ont
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