Louis XIV - Tome 1 - Le Roi soleil
moment où se mêleraient en elle la colère et le désespoir, la vanité blessée et la déception, de lui administrer des philtres, des mixtures, des poisons dont on murmure que les dames de qualité usent avec leurs amants quand elles veulent les retenir ou rompre avec eux ?
Il se refuse à concevoir cela.
Et cependant il commence à lire, avec une curiosité inquiète les dizaines de feuillets retenus ensemble par un cordon noir.
Il se souvient de cette marquise de Brinvilliers que l’on avait reconnue coupable de l’empoisonnement de ses frères et de son père, et qui, condamnée à mort, avait réussi à fuir, il y a trois ans, en Angleterre puis aux Pays-Bas.
Mais des hommes de Louvois ont réussi, à l’occasion des opérations militaires qui se déroulaient à proximité de Liège, à pénétrer dans la ville, à se saisir de Mme de Brinvilliers dans le couvent où elle se terrait et à l’enfourner dans une voiture qui, bien gardée, l’a conduite à Paris, où on l’a enfermée à la prison du Châtelet.
Elle a durant le trajet tenté de se suicider, cherchant à s’empaler, à avaler des épingles ou des morceaux de verre. Puis, prisonnière, elle s’est refusée à avouer ses crimes, et ce n’est qu’un homme de Dieu, le père Edmond Pirot, qui a réussi à lui faire reconnaître sa culpabilité.
Louis lit, fasciné, cette confession.
La marquise de Brinvilliers admet les meurtres de son père et de ses frères, sa tentative pour empoisonner aussi sa sœur. Elle livre ses complices, décrit les poisons qu’ils préparaient et dont elle usa.
Ils avaient composé des mixtures dans lesquelles ils mêlaient arsenic, vitriol et venins de serpent et de crapaud.
Elle a déclaré, après être ainsi passée aux aveux :
— La moitié des gens de condition en ont aussi. Et je les perdrais si je voulais parler.
Louis, après ces mots, interrompt un long moment sa lecture.
Il se souvient des rumeurs d’empoisonnement qui ont, à plusieurs reprises, fait bruire toute la Cour.
À chaque mort, à chaque maladie, on a prétendu que la victime avait été empoisonnée. Et quand les autopsies ont conclu à l’absence de trace, on a rétorqué que ces poisons brûlent les chairs comme des maladies sans qu’on puisse relever des preuves de leur présence.
Ainsi serait morte Henriette, première épouse de Monsieur, assassinée sans doute par les mignons du duc d’Orléans.
On a murmuré que les plus illustres des dames se rendent auprès des devineresses, de ces femmes diaboliques associées à des alchimistes. Qu’elles s’y font lire l’avenir, ou bien qu’elles assistent à des messes noires, et passent commande de philtres pour susciter l’amour d’un homme qu’elles souhaitent séduire, ou bien se font préparer des boissons pour se débarrasser de gêneurs ou de rivales.
Louis recommence à lire.
Les aveux de Mme de Brinvilliers accréditent ces rumeurs auxquelles il n’avait pas prêté foi.
Et s’il était, lui aussi, soumis aux manœuvres des femmes ?
Peut-être l’une d’elles a-t-elle cherché à le rendre aimant ? À le retenir ? En même temps il lui semble que Dieu le protège et ne pourrait laisser s’accomplir un crime contre lui. Il est le roi. Et les empoisonneuses sont arrêtées, châtiées.
La marquise de Brinvilliers a subi le supplice de l’eau, puis, pieds nus, vêtue d’une simple chemise de toile, les cheveux dénoués, la corde au cou, portant une lourde torche, elle a été conduite en tombereau jusqu’au parvis de Notre-Dame.
Elle s’y est agenouillée, demandant pardon à Dieu et au roi. Puis elle a été menée en place de Grève. La foule s’y pressait. Le bourreau a levé sa hache et lui a tranché la tête.
Dans une lettre de Mme de Sévigné, saisie, recopiée et jointe aux feuillets, Louis lit :
« Enfin c’en est fait, la Brinvilliers est en l’air : son pauvre petit corps a été jeté, après l’exécution, en un fort grand feu et les cendres au vent ; de sorte que nous la respirerons et, par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur empoisonnante dont nous serons tous étonnés. »
Louis frissonne.
Il lui revient que dans l’une de ses lettres, Élisabeth-Charlotte, cette Palatine dont il apprécie la sincérité brutale, a écrit :
« La marquise de Montespan est le diable incarné. »
53.
Il repousse d’un mouvement brusque les copies des lettres et les rapports de
Weitere Kostenlose Bücher