Louis XIV - Tome 2 - L'hiver du grand roi
route, depuis la chute de Corbie, est ouverte.
Il a le sentiment que la situation militaire n’a jamais été pire, que Paris peut tomber.
Certains à la Cour suggèrent de quitter Versailles, de s’installer sur les bords de la Loire. Et ce, au moment même où, à Utrecht, la négociation, ardue, n’a jamais cependant autant avancé.
Il évoque rarement cela, après souper, dans son cabinet avec les princesses, et il est surpris quand Marie-Adélaïde vient vers lui, s’immobilise et, le visage qu’elle a d’habitude si rieur tout à coup grave, dit :
— J’ai dans l’esprit que la paix se fera et que je mourrai sans la voir.
Elle vient de lui porter un coup au creux de la poitrine, et il tressaille, il a peur, ce sentiment qu’il éprouve si rarement.
Mais il aime tant la duchesse de Bourgogne ! Il ne veut pas que la mort la prenne. Il murmure :
— La paix se fera.
Il ne veut penser qu’à cet avenir-là.
Il répète les jours suivants, à l’abbé Polignac, au maréchal d’Huxelles et à Nicolas Mesnager, qui négocient à Utrecht, ses instructions.
— Il convient de ne rien offrir à mes ennemis au-delà de ce que je me suis proposé, eux-mêmes n’ayant pas encore répondu à mes offres, dit-il. Vous devez vous en tenir exactement aux instructions que je vous ai données et, lorsque vous jugerez pour mon service d’en changer quelques articles, vous m’en avertirez et vous attendrez la réponse.
Il faudrait pour que la négociation aboutisse remporter une victoire dans les Flandres et le Nord, briser ce prince Eugène dont il se souvient que lorsqu’il n’était qu’un gentilhomme vivant à Paris, quêtant une charge d’officier, il se prostituait pour un écu, si bien qu’on l’avait surnommé, lui, le fils d’une nièce de Mazarin, « Mme Putana », et qu’on disait qu’il n’était qu’un « petit salaud très débauché ».
Et le voici, après avoir accumulé les victoires, chef d’une armée de cent trente mille hommes, puissamment armée et équipée, nantie d’une forte artillerie et dont les avant-gardes sont à deux ou trois jours de chevauchée de Paris.
Louis est inquiet et même la dépêche qui lui annonce l’arrivée à Brest des navires de Duguay-Trouin, chargés d’un butin de lingots et de pièces d’or, pour une valeur de vingt millions de livres, arraché à des navires anglais dans la baie de Rio de Janeiro, ne le rassure pas.
Et au soir du 5 février 1712, quand Fagon demande à le voir, il ressent de nouveau cette douleur au creux de la poitrine.
Il n’est pas étonné que le médecin d’une voix tremblante dise que la duchesse de Bourgogne a été prise de frissons, de douleurs de tête et d’une forte fièvre.
La mort est là, il le sait.
Elle va frapper celle qui est sa joie, sa lumière dans cette pénombre qui depuis quelques années a envahi Versailles et obscurci l’avenir du royaume.
Il prie. Que pourrait-il faire ? Les médecins agissent à leur manière, brutale, faisant se succéder bains brûlants et saignées.
Il est tenté d’écouter la princesse Palatine qui crie qu’il faut « suivre la nature », qu’il faut attendre que Marie-Adélaïde ne soit plus en sueur pour la baigner et la saigner.
— Voulez-vous être plus habile que tous les docteurs qui sont là ? répond Mme de Maintenon.
Louis l’approuve.
Mais le 12 février, entre huit et neuf heures du soir, la duchesse de Bourgogne meurt. Elle a murmuré après avoir reçu l’extrême-onction :
— Aujourd’hui princesse, demain rien, dans deux jours oubliée.
Pourquoi Dieu le punit-il ainsi ?
Elle était celle qui lui rappelait que la jeunesse existe. Elle n’avait que vingt-six ans.
Il ne peut rester dans ce château où elle est morte.
Il veut quitter immédiatement Versailles, rejoindre, en compagnie de Mme de Maintenon, Marly.
Il respire avec peine, comme si sa poitrine était écrasée et blessée par une pierre lourde, aux angles vifs. Et chaque fois qu’il veut reprendre son souffle la pierre s’enfonce, lui brise les côtes, les avant-bras, les épaules.
Et la douleur s’accroît quand le lendemain matin il reçoit à Marly le duc de Bourgogne.
Il reste silencieux devant son petit-fils dont le visage livide est taché de plaques rouges.
Serait-il possible que lui aussi, comme sa femme, soit atteint par cette rougeole pourprée ?
Il l’observe, incapable de parler, suivant des yeux les gouttes de sueur qui
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