Louis XIV - Tome 2 - L'hiver du grand roi
larmes emplissent ses yeux.
— Vous voyez mon état, monsieur le maréchal, dit-il. Il n’y a pas d’exemple de ce qui m’arrive, et que l’on perde dans la même semaine son petit-fils, sa petite-fille et leur fils, tous de très grande espérance, et très tendrement aimés.
Il s’efforce d’étouffer les sanglots qui secouent sa poitrine et envahissent sa gorge.
— Dieu me punit, reprend-il, je l’ai bien mérité. J’en souffrirai moins dans l’autre monde. Mais suspendons mes douleurs sur les malheurs domestiques, et voyons ce qui peut se faire pour prévenir ceux du royaume.
Il se maîtrise.
— La confiance que j’ai en vous est bien marquée, continue-t-il, puisque je vous remets les forces et le salut de l’État. Je connais votre zèle et la valeur de mes troupes, mais enfin la fortune peut vous être contraire. S’il arrivait ce malheur à l’armée que vous commandez, quel serait votre sentiment sur le parti que j’aurais à prendre pour ma personne ?
Villars se tait, hoche la tête sans répondre.
— Je ne suis pas étonné que vous ne répondiez pas bien promptement ; mais en attendant que vous me disiez votre pensée, je vous apprendrai la mienne.
Villars murmure :
— Votre Majesté me soulagera beaucoup.
— Eh bien, voici ce que j’en pense, vous me direz après votre sentiment. Je sais les raisonnements des courtisans : presque tous veulent que je me retire à Blois et que je n’attende pas que l’armée ennemie s’approche de Paris, ce qui lui serait possible si la mienne était battue.
Il secoue la tête.
— Mais pour moi, monsieur le maréchal, je compterai aller à Péronne ou à Saint-Quentin, y ramasser tout ce que j’aurai de troupes, faire un dernier effort avec vous, et périr ensemble ou sauver l’État, car je ne consentirai jamais à laisser approcher l’ennemi de ma capitale. Voilà comme je raisonne, dites-moi présentement votre avis.
Il aime que Villars lève la tête, le regarde droit dans les yeux, dise :
— Les partis les plus glorieux sont aussi souvent les plus sages. Et je n’en vois pas de plus noble pour un roi que celui auquel Votre Majesté est disposée. Mais j’espère que Dieu vous fera la grâce de n’avoir pas à craindre de telles extrémités et qu’il bénira enfin la justice, la piété et les autres vertus qui règnent dans vos actions.
Louis s’avance. Il a envie de serrer Villars contre lui, mais il se contente de lui poser la main sur l’épaule, comme pour l’adouber.
Il faut attendre alors qu’il sent, à Versailles ou à Marly, l’inquiétude et la tristesse imposer un silence lourd.
On chuchote à peine. On porte le deuil. On apprend, presque sans surprise, que le duc de Vendôme, après avoir chassé les Anglo-Autrichiens d’Espagne, est mort à Vineroz, près de Valence, d’indigestion !
Il semble que la mort ne veuille pas desserrer ses crocs, plantés, enfoncés dans la chair du royaume de France.
Villars pourra-t-il la faire reculer ? Les places fortes tombent aux mains du prince Eugène.
Louis quitte Versailles, s’installe avec l’été qui vient à Fontainebleau.
— Je ne vois pas, dit-il lorsqu’on lui apprend que le siège autour de Landrecies s’est encore resserré, les troupes d’Eugène ayant ouvert de nouvelles tranchées, que la ville soit capable longtemps d’arrêter l’ennemi.
Mais il faut continuer à vivre, chasser, dîner, souper.
Il a fait réinstaller les tables de jeu afin de rompre, s’il se peut, cette atmosphère lugubre qui flotte dans le château. Mais si on joue gros, on perd et on gagne sans éclat.
Des courriers annoncent que les troupes du maréchal de Villars marchent vers Denain, au lieu de se porter au secours de Landrecies, et ainsi de protéger la capitale.
Et tout à coup, à l’aube du 25 juillet, un courrier épuisé demande à ce qu’on réveille le roi, parce qu’il annonce une grande victoire du maréchal de Villars.
Louis lit la dépêche. Conquête du camp retranché de Denain. Dix-sept bataillons détruits, comme les magasins pleins de l’équipement de toute l’armée du prince Eugène. L’armée de celui-ci contrainte d’abandonner le siège de Landrecies, ses arrières occupés par les troupes royales.
Les Impériaux laissent même sur le terrain toute leur artillerie lourde.
Il faut remercier Dieu, et Villars, faire célébrer aussitôt dans la chapelle un Te Deum .
Louis s’agenouille sur son prie-Dieu,
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