Louis XIV - Tome 2 - L'hiver du grand roi
allez-vous, n’approchez pas, nous sommes pestiférés ! »
Il ne craint pas la mort. Dieu donne les ordres. Mais il a vu au moment où il quittait le château de Meudon les officiers, les courtisans, les laquais s’enfuir, en courant, affolés, craignant de respirer plus longtemps l’air empoisonné par la petite vérole.
Il faut forcer la porte pour pouvoir entrer dans l’une des pièces du château de Marly, désert.
Il a froid.
L’une des dames qui arrive à Versailles raconte que le duc et la duchesse de Berry criaient si fort qu’on les entendait trois chambres plus loin. Toutes les dames assises sur le parquet autour de la duchesse de Bourgogne sanglotaient, comme le duc et la duchesse d’Orléans.
Il n’a pas encore pleuré.
Il pense à tous ceux de cette cabale qui entoure le duc de Bourgogne, et qui doivent se servir des larmes et des cris de douleur pour dissimuler leur joie, leurs espérances.
Ils espèrent gouverner avec le duc de Bourgogne, maintenant dauphin de France.
Mais il faut pour cela que je meure.
Il s’efforce de ne pas pleurer à son lever, devant les courtisans admis dans sa chambre, puis il fait entrer les ministres, et veut leur dire sa peine.
Tout à coup sa voix s’étrangle, les sanglots l’étouffent, les pleurs inondent son visage.
Il dit qu’il a peine à comprendre son état, puisque la veille, alors qu’autour de lui ce n’étaient que sanglots, cris, désolation, il n’a pas pleuré, et que maintenant…
Il s’interrompt, sa douleur est telle qu’il ne peut que répéter « Mon fils, Monseigneur le dauphin », et sa voix se brise.
Il voit les ministres qui pleurent aussi, et leur émotion, leur peine lui font obligation de se maîtriser.
Il les interroge.
Le titre de dauphin, dit-il, n’est attribué qu’au fils aîné. Mais celui-ci est mort.
Ces mots l’accablent. Il se mord les lèvres pour ne pas pleurer à nouveau.
— Le duc de Bourgogne, appelé à régner après ma mort, peut-il porter ce titre ? demande-t-il.
Il écoute Torcy répondre que le duc de Bourgogne étant l’héritier nécessaire immédiatement après le roi, personne ne pouvant survenir entre Sa Majesté et lui, ce titre lui revient.
Louis approuve, baisse la tête.
Qui peut savoir quel vif la mort désire prendre ?
Maintenant, il faut recevoir la Cour en grand deuil qui vient à Marly lui faire révérence.
Le lundi 27 avril, il faut écouter les compliments des ministres étrangers et après dîner, tout l’après-midi, accueillir les harangues des cours supérieures et autres corps.
Puis ce sera l’hommage des princesses et de toutes les dames en mante, et de tous les courtisans en manteau long.
Un roi doit se plier à ce cérémonial.
Mais pendant qu’il se déroule, jour après jour, il pense sans cesse à son fils dont le corps a été porté sans aucune pompe à Saint-Denis, tant on craint la contagion de la petite vérole.
On n’a ni ouvert ni embaumé son corps. On a mis du son dans le cercueil, lui un prince, comme on le fait au dernier des pauvres.
Et l’ouvrier qui a fabriqué le cercueil, l’ayant conçu trop étroit, n’a fait entrer le corps dedans qu’à force de trépigner de ses genoux sur le ventre du dauphin.
Il sait qu’il n’y eut même pas de carrosse de deuil, et celui – un carrosse de sa suite – dans lequel on le chargea s’étant trouvé trop court, on en ôta la glace de devant par où une partie du cercueil sortait du carrosse.
Il a lu dans le rapport qu’a établi le lieutenant de police d’Argenson que « le peuple de Paris qui l’aimait est si offensé par ce traitement inouï, que les harengères de la Halle disent que si on avait voulu leur laisser le soin de faire le convoi de ce prince à leurs dépens, elles auraient trouvé un million, s’il l’avait fallu, pour en faire la dépense avec la magnificence qu’il convenait de faire ».
Il est seul. Il pleure.
Il songe à ce spectacle affreux, et à cette nouvelle carte de la Cour qui se dessine.
Tous ceux qui, autour du dauphin, avaient espéré parvenir avec lui au gouvernement du royaume sont déçus, désemparés.
Et les autres, ceux de la cabale du duc de Bourgogne, se préparent à l’accession de leur prince au trône de France.
Fénelon et le duc de Chevreuse ont écrit déjà les Tables de Chaulnes ou Plans de gouvernement pour être proposés au duc de Bourgogne , et le duc de Saint-Simon a établi les Projets de
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