L'univers concentrationnaire
n’est pas sans quelque raffinement dans la jouissance que
le S.S. regarde la bureaucratie détenue s’acharner à coups de botte et de Gummi
sur le concentrationnaire tombé à ses pieds. La bureaucratie est née avec les
camps. Elle en est une composante essentielle. Dans le passé, elle a joué un
rôle décisif de désagrégation morale et de destruction physique du milieu
politique allemand. Avec la guerre, son champ d’action s’est considérablement étendu
et diversifié. Toute l’Europe a fourni des contingents concentrationnaires et
chaque année un peu plus. L’extension planétaire de la guerre, en contraignant
les S.S. à étendre considérablement la zone des camps dits de travail forcé, a
fourni à la bureaucratie une base nouvelle et très large de développement. Il a
fallu un personnel nombreux pour gérer, organiser, discipliner cette inconcevable
Babel. Devant la multiplicité des tâches et leur diversité, la composition de
la bureaucratie s’est modifiée et son rôle nuancé. Il est devenu possible à des
hommes qui n’étaient pas de simples bandits ou des tortionnaires cyniques de s’y
intégrer. La lutte mortelle pour le pouvoir dans les camps a connu de ce fait
des compromis nouveaux plus amples, tout en gagnant encore en âpreté. Les
possibilités ouvertes par un élargissement du travail ont donné aux sommets
bureaucratiques une base étroite de relative indépendance et, en conséquence, ont
approfondi encore la corruption de cette aristocratie.
XIII
LA THÉORIE DES POUVOIRS
Par nécessité de clarté, on peut considérer dans l’analyse
de la structure bureaucratique trois secteurs distincts. D’abord, une sorte d’« administration
municipale », qui contrôle et organise chacune des énormes cités
concentrationnaires. A sa tête, le Lageræltester, l’ancien du camp, et sous ses
ordres, les Blockælteste, chefs de Block, complétés dans certains cas par des
sous-chefs de Block. Le caractère « ancien du camp » ne doit être
considéré que comme un titre. Le Lageræltester est un des plus puissants
aristocrates. Par sa fonction, il contrôle les principales activités intérieures
et se trouve ainsi au centre des intrigues et à même de connaître beaucoup. Légalement,
il peut casser l’un quelconque des hauts bureaucrates sous ses ordres.
La seconde zone de la bureaucratie « municipale »
comprend les chefs de chambrée, les Stubendienst, chargés de la propreté, de la
discipline et de la distribution de la nourriture dans chaque chambrée, et
enfin les Læufer, porteurs d’ordres (un « cycliste », un agent de
liaison) et les Dolmetscher, interprètes.
C’est l’armature de base des cités concentrationnaires. Se
développent, autour de cette charnière, trois autres compartiments : le
ravitaillement, l’hôpital, les industries attachées au camp.
Les services du ravitaillement se groupant dans la cuisine
avec à leur tête le Küchekapo jouissent d’une autonomie et d’un pouvoir
considérables. Ils comprennent le noyau des cuisiniers proprement dits, des
boulangers, et les nombreux fonctionnaires chargés d’amener les vivres au camp,
de tenir la comptabilité et de répartir la nourriture. La puissance de cette
organisation tient, d’une part, à ce qu’elle contrôle les vivres, c’est-à-dire
la richesse par excellence, et à ses contacts avec les civils. Même le plus
petit fonctionnaire de la cuisine jouit d’une influence étendue. Le Küchekapo
est donc un homme d’une très grande importance, disposant d’une influence
souvent décisive, ayant autour de lui une clientèle nombreuse, recrutée parmi
les hauts et moyens bureaucrates.
L’importance du Revier vient principalement des rôles
multiples qu’il joue dans les intrigues intérieures et dans les rapports avec
les S.S. ; secondairement, du fait que les médicaments peuvent être une
précieuse monnaie d’échange avec les civils. Le Kapo du Revier, s’il ne détient
pas des pouvoirs comparables à ceux du Lageræltester et du Küchekapo, n’en
jouit pas moins d’une très haute considération. Il n’est pas le moins du monde
indifférent aux diverses fractions qui divisent l’aristocratie de disposer d’intelligences
au Revier. Ce qui explique que les postes responsables du Revier ne sont pas
répartis selon les qualifications médicales, mais en raison des liens d’appartenance
avec les groupes existants, et selon le rapport des forces. En dehors du
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