L'univers concentrationnaire
Kapo
du Revier, les postes importants consistent dans le contrôle des différents
services, de l’entrée et des sorties. Les médecins authentiques, qui sont
généralement presque tous des étrangers dont une forte proportion de Français, ne
jouissent d’aucune autorité. Ils n’ont ni à décider qui doit être admis, ni à
fixer la date de sortie des malades. Ils peuvent suggérer, proposer, donner un
avis. Ils seront entendus dans la mesure où ils ne dérangeront pas les
combinaisons en cours. Dans le cas contraire, les bureaucrates passeront outre.
La position des médecins à l’intérieur du Revier, leur stabilité, leur rôle, dépendent
entièrement des rapports personnels qu’ils peuvent établir avec le Kapo ou les
chefs de service. En conséquence, de multiples et permanentes intrigues. L’importance
du Kapo par rapport à ce personnel tient non seulement à ce qu’il peut chasser
à n’importe quel moment n’importe quel médecin, mais encore à ce qu’il dispose,
en raison de ses liaisons intimes avec le Küchekapo, de vivres supplémentaires
et de meilleure qualité. Il arrive donc très souvent que les opérations soient
faites et soins donnés par des gens parfaitement incompétents : d’anciens
maçons, ou, comme il est arrivé à Neuengamme, par un gangster, vieux copain d’affaires
d’Al Capone. Les mœurs allemandes compliquent encore la chose : l’opérateur
en Allemagne n’a pas, en effet, le moins du monde une formation analogue à
celle des chirurgiens français, et, en particulier, peut n’avoir aucune
connaissance médicale sérieuse. Dans la pratique, ces apprentis sorciers ne se
tirent pas trop mal d’affaire en raison d’une très longue expérience assez
chèrement payée par les malades. Mais les cadavres n’entraînent pas de
contraventions.
Pour les mêmes motifs, très souvent, et surtout dans les
transports, l’infirmier allemand jouit d’un pouvoir beaucoup plus grand que le
médecin étranger, qui tombe entièrement sous son contrôle.
Les rapports amicaux avec les fonctionnaires du Revier
permettent aux bureaucrates et à leur clique des cures de repos. On invente des
températures, on fabrique des diagnostics. La retraite au Revier peut avoir un
grand intérêt lorsque les luttes intestines sont arrivées à une phase délicate,
à un tournant dangereux. De même lorsque les rapports avec les S.S., pour une
raison ou pour une autre, deviennent tendus, avec le risque de perdre son poste
ou de partir dans un mauvais transport. S’effacer pendant deux ou trois
semaines, parfois plus, permet souvent aux affaires de s’apaiser d’elles-mêmes.
Les bureaux du Revier peuvent être également des entrepôts discrets du marché
noir. Lorsque les luttes de fraction s’enveniment, le Revier peut permettre une
liquidation rapide et discrète d’un adversaire. Enfin, parfois, grâce au Kapo
du Revier, il est possible de modifier son identité en s’emparant de celle d’un
mort.
Le Kapo du Krematorium peut être appelé à jouer son rôle
dans ces intrigues et, en particulier, le dépouillement des cadavres (dents en
or, bridges, tatouages), si les S.S. ne sont pas intervenus, lui donne une
monnaie d’échange de grande valeur. Parfois on assiste à des combinaisons plus
curieuses encore. Robert B. me conta l’histoire suivante. En novembre 1944, Robert
Darnan, le neveu résistant du trop célèbre milicien, travaillait à Neuengamme à
la Klinker. Un jour, il trouva dans sa soupe une mâchoire humaine. Surpris
malgré tout, il montra l’objet à Jacob. Jacob était un Allemand
social-démocrate fort sympathique et qui parlait assez bien le français. Il
trouva la découverte curieuse et fit un rapport à l’Obersturmbannführer. L’enquête
révéla que le Küchekapo et le Kapo du Krematorium s’étaient entendus pour
vendre la viande de la cuisine aux civils et nourrir de machabées les
concentrationnaires. L’opération profitait à tout le monde. La viande disparaissait
au plus grand bénéfice des deux compères, et, comme de toute façon les
concentrationnaires n’en auraient pas vu la couleur, c’était une charité rare
que de leur donner du cadavre. Chair de mort est toujours de la viande. Les
deux Kapos furent pendus sur la Grand’Place de Neuengamme. Je jurerais que
beaucoup regrettèrent la découverte de Robert Darnan. L’affaire avait, paraît-il,
duré un mois.
Enfin, complétant cet ensemble (organisation des Blocks,
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