L'univers concentrationnaire
d’outils,
échangés contre du tabac, pour vol de nourriture, pour infraction aux lois du
travail, pour avoir abandonné la fabrique, être partis sur les routes sans les
passeports nécessaires ; une meute enragée d’adolescents, de moins de
vingt ans, arrachés à la vie soviétique avant d’avoir subi l’empreinte des
disciplines sociales, jetés dans les bagnes civils du travail « libre »,
contraints, pour défendre leur peau, aux pires violences et s’y jetant tête
baissée avec tout l’entraînement d’une robustesse physique exceptionnelle, dressés
au fouet par les maîtres et ne sachant rien d’autre que les forces et les ruses,
les rapines nécessaires, les haines inexpiables d’un monde sans bornes, sans
frontière, sans règlement : les lois étant celles de l’ennemi physiquement
détesté ; des criminels professionnels experts à la tire, échappés des
prisons d’Ukraine, repris par les S.S. et jetés dans les camps ; des
prisonniers de guerre arrêtés pour marché noir ou vols le plus souvent bénins, pour
indiscipline, et parfois pour propagande et actions politiques : telle
était la structure du monde concentrationnaire russe.
Les Polonais – le premier apport étranger dans les camps – aussi
dans une large mesure des travailleurs déportés, arrêtés pour les mêmes motifs
que les Russes et, plus encore, des gens pris dans des rafles monstrueuses, détenus
anonymes sans motif d’aucune sorte, des otages, et une très mince phalange d’opposants
politiques. Très peu d’ouvriers authentiques, quelques poignées d’intellectuels,
des paysans et une foule de petits artisans, de commerçants, de petits
propriétaires arrachés aux horizons les plus lointains des terres polonaises et
tous, ou presque tous, foncièrement conservateurs, passionnément anti-russes, haïssant
les Allemands jusqu’à rêver de longs et savants supplices, mais souples et
serviles devant les seigneurs tant que la puissance ne leur était pas enlevée, joyeusement
et grandement antisémites à la limite des pogromes dans les camps : étonnamment
incultes et chauvins.
Les Grecs : quelques professeurs, quelques avocats, des
militaires, des résistants intellectuels ou bourgeois désemparés, crasseux et
harassés et, en bien plus grand nombre, des bandits levantins aux gueules
noires et crépues, puissamment barbus (les Russes, au contraire, presque
imberbes), voleurs et roués, criards à l’excès, lâcheurs au travail, mais
crânes sous le fouet.
Les Hollandais : de grandes ossatures d’ouvriers, de
paysans, lents et mornes, presque toujours au Revier : des otages, des
intellectuels, des avocats, des commerçants, un bon noyau de protestants
traînant avec eux leur Dieu et leur Bible ; des opposants politiques
actifs ; et quelques autres mêlés à tous les trafics internationaux d’Amsterdam
à Paris, de Paris à Madrid.
Les Tchèques : des hommes de discipline pour eux et
pour les autres, cultivés, en petit nombre solidaires, agissant dans l’appareil
des camps : des politiques, des saboteurs, des otages.
Les Luxembourgeois : une franc-maçonnerie fermée ;
à Buchenwald, la police.
Les Danois : des otages, des naïfs de rafles, de longs
hommes qui meurent avec un excès de facilité.
Les Français, crie la rumeur publique : des gens qui ne
savent pas se laver (et le malheureux Hewitt, Hewitt des quatuors à Londres, à
Paris, à New-York, l’homme le plus propre du monde, pestant de rage parce que
le Stubendienst russe du Block 48 à Buchenwald voulait lui apprendre à nettoyer
sa verge) ; les Françaises, toutes des catins, et les Français, des
dévoyés sexuels, disent les Russes, et de s’esclaffer, de poser des questions
alléchantes, et les Allemands de dogmatiser sur l’hygiène, pitres d’une
mauvaise farce. Les Français, des Jean-foutre, des sauve-qui-peut, persiflent
les Polonais en cercle, rozumisz lizopizdy ?
Dans les débuts, en 1942-1943, les « droit commun »
dominent : ouvriers travaillant en Allemagne, volontaires ou requis, arrêtés
pour vol, marché noir, infraction aux règlements du travail, voyage illégal, évasion,
pour avoir couché avec des Allemandes ; représentants du marché noir pour
trafic frauduleux aux dépens des autorités occupantes, trafiquants d’armes, fabricants
de faux papiers (non pour des opinions politiques, mais pour des gains
appréciables), passeurs exploiteurs de Juifs ; maquereaux de tous
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