L'univers concentrationnaire
les grands maîtres de
ces cérémonies, les prêtres cyniques de ces expiations. Sur les chantiers, ils
saoulent de cris et d’injures les têtes affolées, piétinent et tuent les
révoltes naissantes. Ils se nourrissent de délices incertaines à creuser de
coups les corps soumis. Mais, le soir à la rentrée dans les Blocks, ils sont
encore présents ; il ne faut point de repos au concentrationnaire et
surtout pas d’oubli. Lorsque les chaînes du travail tombent, ils forgent les
fers des corvées inutiles, des tracasseries sans nombre, des tortures gratuites.
Les criminels sont indispensables à l’univers des camps ; ils assurent la
permanence des ruines psychologiques. Je ne sais rien qui puisse rendre, avec
une égale intensité, plastiquement, la vie intime des concentrationnaires, que
la Porte d’Enfer et les personnages qui en sont issus. Par leur nombre même, les
« droit commun » agissent souverainement. Ils rendent impossibles et
factices toutes les solidarités. Ils installent les forces et les ruses comme
seuls rapports naturels entre les hommes. Ils exaspèrent les préjugés nationaux,
placardent en grandes affiches hurlantes toutes les superstitions locales, toutes
les dégradations individuelles Perverses et viles, toutes les faims deviennent
meurtrières. Les hommes verts ont écrit la charte des valeurs
concentrationnaires.
*
* *
Dans ce dénûment sordide, une des plus surprenantes
conséquences est la destruction de toute hiérarchie de l’âge. Toutes les
conventions qui maintiennent une certaine civilité à l’égard du vieillard sont
anéanties. Le vieillard est soumis aux contraintes communes. Il est de droit qu’un
adolescent le frappe et l’injurie, le chasse de sa place pour la prendre et se
servir. Le vieillard est un objet de dérision et de mépris pour sa faiblesse. C’est
que la puissance seule compte. Elle s’édifie sur la force physique ou la ruse. Nous
avions un vieux Belge à Helmstedt, un hôtelier d’Anvers. Il était dans les
camps pour avoir caché des Russes dans sa maison. Il avait soixante-trois ans. Il
larmoyait souvent parce que sa femme et sa fille étaient aussi internées. Il ne
lui restait qu’un fils libre dont il parlait avec un orgueil naïf. La vie
quotidienne, la faim et les coups l’avaient rendu physiquement repoussant. Il
se savait incapable de remuer une pelle, et cela voulait dire la matraque et
les coups de bottes. Alors, il s’efforçait de séjourner le plus longtemps
possible au Revier. Il était affligé d’une diarrhée puante, mais cela ne
suffisait pas. C’est pourquoi il mimait le fou. Yup le Polonais et le Lageræltester
Poppenhauer lui faisaient faire des tours comme à un ours de foire et se
gaussaient de lui grossièrement ; après quoi ils le fouettaient. Antek ne
trouva rien de mieux un jour que de lui écrire son faire-part avec la date du
décès et l’envoi au Krematorium, et il lui présenta le papier en se tenant les
côtes. Peu de jours après, d’ailleurs, le vieux mourait. Il s’était accroché à
Emil, qui ne le battait pas et le laissait tranquille. Notre équipe travaillait
à cette époque au puits de Schacht Marie. Il y avait, au premier étage de la
tour, un établi de menuisier. Le vieux se glissait dans le placard à outils et
fermait les portes. Couché ainsi, il n’avait pas trop froid. Lorsqu’on le
tirait de là, l’odeur était infecte. Il avait des manies. Un jour, il eut envie
de deux pommes de terre qu’un Grec faisait cuire au brasier. Il lui offrit en
échange toute sa portion de pain, la ration d’un jour entier. C’était une
fortune et cela n’avait aucun rapport avec les prix réels du marché. Les pommes
de terre n’avaient rien coûté au Grec, qui venait de les voler dans une
charrette. C’était une stupidité sénile de la part du vieux. Le Grec accepta, et
il eut tellement peur que quelqu’un ne s’interposât qu’il engouffra le pain à s’étrangler.
Mais personne ne s’indigna. Les Russes et les Polonais, assis en cercle autour
du feu, tenaient le Grec pour un malin avec cette estime faite d’un cordial
mépris réciproque.
*
* *
Les positions sociales occupées dans la vie civile étaient
sans équivalence dans les camps. Elles cessaient d’être et même paraissaient
comme des caricatures ridicules sans commune mesure avec l’être
concentrationnaire. Un matin, – c’était pendant notre fuite hallucinante devant
les Américains, – un Français
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