Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
L'univers concentrationnaire

L'univers concentrationnaire

Titel: L'univers concentrationnaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: David Rousset
Vom Netzwerk:
vint me trouver avec un camarade. Il me priait
instamment de faire entrer ce dernier au wagon Revier ou de le planquer quelque
part. C’était un individu chétif, une peau fripée sur des os. Il avait été
affreusement battu pendant la nuit, et son visage et tout son corps étaient couverts
d’ecchymoses, et de taches bleues ou noires. Sa veste rayée bleue était sale et
déchirée ; son pantalon, aux trois quarts arraché, lui tombait en frange
au-dessus des genoux. Il allait pieds nus. Ses yeux me suppliaient avec, comme
pour tous, cette terreur folle au fond du regard. Il me dit qu’il était avocat
à Toulouse, et j’eus toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire. C’est
que la représentation sociale de l’avocat ne convenait plus du tout à ce
malheureux. Le rapprochement était d’une puissance comique irrésistible. Et il
en était de même pour nous tous. L’homme se défaisait lentement chez le
concentrationnaire.

VIII
J’ÉTENDS MON LIT DANS LES TÉNÈBRES
    Les policiers venaient d’entrer dans le Block. Nous étions
alors au 61, à Buchenwald. Depuis dix jours, la plupart d’entre nous
attendaient en bleu rayé l’ordre de départ. Tout au fond de la salle, à la
dernière table, se tenait, tassé sur lui-même comme à l’ordinaire, Benjamin
Crémieux. Je me glissai entre les groupes pour le prévenir. Il n’avait pas le
droit de se trouver là. Il aurait dû être dans la forêt à faire le bûcheron. Les
policiers pouvaient se livrer à une vérification, et dans ce cas c’était le
fouet pour Crémieux. Il redressa un peu son dos voûté ; le visage
désemparé traînait encore comme une protestation. « Sous un lit », dit
quelqu’un près de lui. Crémieux se leva, sans plus rien dire, et, toujours
courbé, comme s’il voulait, en se tenant replié sur lui-même, maintenir la vie
qui s’épuisait, il glissa de sa démarche d’une lenteur précipitée le long des
lits, s’agenouilla pour se traîner à quatre pattes dans un trou noir où il s’étendit,
seul, les genoux remontés très haut contre la poitrine. C’était un grave
problème pour Crémieux. Il était arrivé avec notre transport, et nous avions
passé un mois dans la même chambrée au 48. Ses détentions successives l’avaient
physiquement ruiné. Il passait des heures assis à son banc, le dernier près de
la porte, voûté, les coudes sur la table, les mains jointes derrière la tête, luttant
de toute son obstination pour vivre. Parler le fatiguait. Pourtant, parfois, il
laissait revivre une anecdote, un mot, de la main il dessinait une silhouette ;
tout un monde qui avait dû exister s’évoquait. Le regard demeurait vif, toujours
attentif, en veine d’esprit. Le regard vivait dans un autre univers. Le geste
aussi lui était resté et, quand il parlait, il prenait naturellement le ton et
le mouvement de la main qu’il devait avoir dans son bureau de la N.R.F. ou dans
sa bibliothèque. Et c’était d’une hostilité singulière dans cette atmosphère de
bagne. Un jour, il nous parla de tous les livres qu’il avait achetés et des
projets qu’il avait eus d’écrire une histoire de la littérature comparée de
cette période d’entre les deux guerres. Il parlait de sa voix basse, mais tout
le buste animé, et c’était pour nous, ses amis de Marseille et moi, comme un
rêve qui se construisait, tenace et vivant à force de volonté. Dehors, il y
avait le vent et la neige, et cette hantise du jour où, la quarantaine finie, il
faudrait commencer le travail. Ce n’est pas possible, disait-il, et des paumes
ouvertes il nous prenait à témoin, comme incapable de comprendre que la raison
n’était plus suffisante. Il se levait alors, et, voûté, avec cette lenteur
précipitée qui le caractérisait, il allait jusqu’à son grabat, où il se hissait
péniblement.

IX
LES ESCLAVES NE DONNENT QUE LEUR CORPS
    Nous arrivions et nous ne savions encore rien des camps. Mais
nous ressentions l’impérieuse nécessité de lutter contre la lente désagrégation
des idées, de tout ce qui fait la raison d’être, et qui présageait une débâcle
complète de l’homme. Nous en avions encore l’occasion, pour la dernière fois. En
quarantaine, on ne travaille pas, et comme la diphtérie s’était déclarée dans
notre chambrée, nous étions exempts aussi des corvées et des appels, et pour
rien au monde les S.S. ne seraient venus nous voir. Le Polonais, chef de
chambrée, un brave homme

Weitere Kostenlose Bücher